K .O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 27 par Tristan Hordé

Les Parutions

24 févr.
2025

K .O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 27 par Tristan Hordé

K .O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 27

Dans le poème de la une de couverture, Larry Eigner pose la question « qu’est-ce que l’abstrait ?   qu’est-ce que le concret » après une suite de mots écrits verticalement :

 

                       carte

                       peinture

                       poème

 

                       truc

                       vert

 

soleil

         couleur

 

La liste peut être dite "concrète", chaque mot évoque un élément du monde et, en outre, peinture et couleur peuvent être associés, ou d’une autre manière peinture et poème — et d’autres relations existent ; elle est abstraite dans la mesure où la signification de la liste n’est construite que par le choix d’un lecteur, sinon la série reste un tas de mots, comme tel tableau de Paul Klee est ou n’est pas un amas de formes et de couleurs.

Un second texte de Larry Eigner appellerait des remarques analogues et cette nécessité d’inventer sa lecture caractérise évidemment une grande partie de la livraison.

On ne s’étonnera pas que l’on ait à le faire pour le long poème, en vers et prose, de Claude Royet-Journoud ; "La pensée n’opère que sur des surfaces ", repris avec d’autres poèmes parus dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., dans Une disposition primitive (P.O.L., 2025). On note des constantes, comme l’absence de continuité d’un vers ou d’un groupe de vers à l’autre ; ainsi pour les premiers vers :

 

on y dépose de simples éléments

 

corps penchés sur les débris

des yeux se ferment

 

On repère le jeu des pronoms (on, il, elle), également propre à l’auteur, la présence d’un miroir qui double l’image — « le corps se scinde en deux » —, mais aussi un « corps dénué de visage », « un corps éparpillé », à partir du moment où la maîtrise des mots s’altère. Avec l’idée d’une scène dans le passé, avec le travail de la mémoire d’où surgissent des mots, le lecteur de Royet-Journoud a le sentiment de lire un immense poème commencé avec la publication de son premier livre, Le Renversement (1972) où était interrogée la composition de l’écrit — « alors décroît le nom / à l’avant de chaque parole / de chaque accomplissement / métaphorique » (p. 83). Interrogations analogues ici — « Combien de temps pour que le sens enfin nous parvienne » — et réponse que seule la lecture pourra proposer.

 

Les fragments d’un récit de Robert Creeley, traduits par Martin Richet proposent des aspects différents de son écriture. Une série d’énoncés avec le mot "dent" juxtapose le réel (« dents de la scie »), la fiction (« dents du dragon ») et l’absurde (« Qui ne s’est pas déjà fait scier une dent en quatre sans s’en souvenir ? ») ; l’unité de cet ensemble est rompue par des éléments sans aucun lien avec la série, comme l’introduction de deux personnages féminins, « Le souvenir de Betty et Marjorie et du voyage à Des Moines est vrai » : l’affirmation met en cause la "vérité", la réalité, de ce qui précède. Ce qui suit semble sans relation avec le développement à propos des dents, mais l’idée de réalité est à nouveau présentée, et répétée, en même temps que la possibilité de la fable, « Quand je me montre telle que je suis, je reviens à la réalité ». La suite introduit des bouts de phrase en espagnol (dont la traduction est présente plus loin dans le texte), la répétition de « Vire au vert, vire au blanc » dans un texte énoncé par un "je" féminin qui affirme plusieurs fois son individualité (« Il faut penser à soi »), pose à nouveau qu’il « revient(t) à la réalité » pour aussitôt annoncer « Retournement. J’aime que mes combinaisons paraissent incongrues ». Les derniers éléments des fragments sont des variations lexicographiques autour du mot « Mother, cette mère (…) », qui se résument dans le mot « source ».

 

Serge Linarès donne à voir ce qu’a été le travail de l’écrivaine Anne-Marie Albiach sur un poème. Il présente dans son intégralité le premier état du tapuscrit d’un poème, sans ses ratures signalées en note. On aurait souhaité connaître les ratures des deux tapuscrits suivants et que soit joint l’état définitif du poème, "Répétition", publié dans Mezza Voce en 1984 (réédité en 1992) ; tous les lecteurs n’ont pas à portée de main le volume et il est en effet passionnant de découvrir, en y passant beaucoup de temps, comment l’auteure a progressivement transformé et réduit son texte. La lecture préalable de l’essai de Jean Daive, Anne-Marie Albiach, L’exact réel (Éric Pesty éditeur, 2006) aidera, me semble-t-il, à aborder ce tapuscrit.

 

 

Le titre du poème de Jean Daive, qui clôt le numéro, trappist, est ambigu, renvoyant comme "trappiste" en français au monde cistercien et à une bière fabriquée par des moines, mais il est aussi employé en anglais comme le français "trappeur" et, récemment, c’est le nom donné à une étoile (Trappist-1) située à 40 années-lumière de la Terre. Tous ces usages sont dans le poème qui s’ouvre sur une absence ; à la question « D’où venons-nous du plus loin / que vous et moi et de plus / loin que nous ? », est répondu «  « Personne ». / Je ne rien » et, plus avant, sont donnés un temps et un espace non calculables, « Génération après génération / Galaxie et galaxie ». Jean Daive introduit des éléments susceptibles de transformer la lecture qui semblait acquise, les équivalences ciels / eaux, les trois Sœurs — Parques ou Moires —, le jeu du miroir, d’où le double et les paroles dupliquées, etc. On a le sentiment que le poème appartient à un ensemble où ces éléments sont intégrés.

 

Comme les livraisons précédentes de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., cet ultime numéro exige du lecteur une lecture attentive — et c’est tant mieux : une revue devrait toujours être un lieu d’expériences d’écriture.

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