Marie de Quatrebarbes, Les éléments par Tristan Hordé

Les Parutions

12 janv.
2025

Marie de Quatrebarbes, Les éléments par Tristan Hordé

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Marie de Quatrebarbes, Les éléments

 

 

Les livres de Marie de Quatrebarbes sont d’une certaine manière sans surprise : le lecteur n’y retrouve pas ce qui fait le fonds aujourd’hui de (très) nombreux recueils de poèmes, le récit de vie, l’autobiographie, la relation du quotidien. Les éléments est un livre exigent de questions, y entrer demande au lecteur un peu de patience et il aura en retour un rare plaisir de lecture. Ce qui peut être vite repérable dans le chaos offert, ce sont des constantes formelles et de contenu. Ici : les quatre premiers ensembles de poèmes en prose, Le détail principal, Les actualités reconstituées, Empirique fossile, Assez vivant, ont paru dans des revues, le cinquième est inédit ; ils sont liés de manière évidente, « les éléments », la mer, la terre, l’air sont constamment présents, moins le feu, avec « les films de Méliès brûlés » ; un cinquième poème en prose, Digression sur le dehors, est inédit, et construit à partir d’un des thèmes récurrents de l’œuvre, celui du reflet ou du double. Mais c’est le thème de la répétition qui apparaît dans la strophe d’ouverture.

 

Il est impossible de ne pas lire la reprise, trois fois, de : « enfance » (le jour de l’enfance, la très petite enfance, dans l’enfance) avec, comme une glose, « la petite fille ». Le mot revient régulièrement, un des ciments de parties assez diverses, plusieurs fois dans un poème avec des emplois différents, comme s’il s’agissait d’insister sur le choix formel de la répétition et la variété des significations :

 

L’enfant en l’enfant cajole l’enfant (…) Pour se donner du courage il chante quelque chose : je suis cet enfant qui vit à l’intérieur d’une autre enfant

 

On note la constance de l’enfance dans presque tous les livres, également sous la forme de la « petite fille » (« J’ai été cette petite fille solitaire », La vie moins une minute, 2014) ; elle est aussi présente dans Les éléments sous forme de souvenir (« Lorsque j’étais enfant, je pensais (…) »), également à la base d’une création artistique, « Inlassablement il répète les gestes en une série toujours identique ». D’autres mots réapparaissent au fil des pages, comme la tulipe, mot par ailleurs intégré une fois dans l’une des   reprises d’un fragment de phrase [en italique] qui contribue à construire l’unité du livre :

 

« Comme l’élastique revient à sa position initiale, la tulipe de l’enfance retourne en la main avec la peau des doigts qui se touchent, s’entrelacent, s’entreglosent et nouent ensemble sensation, prémonition et désir » 

 

 Quelques variantes (verbes conjugués ou non, sujets différents, ajout de verbes, de compléments) apportent l’idée d’un changement continu dans les choses, dans le monde. Ce chaos est notamment figuré par le procédé de l’énumération, donc par l’impossibilité de contenir dans un texte le visible ; s’ajoute le fait que le nom des choses se crée par contiguïté sémantique (« il pleut (…) sur la mer basse continue ») ou sonore (« la pluie tombe sur (…) les voies toutes voilées de lumière, les voilures, les allures, les haleurs, les chaleurs, (…), les gens, les gendarmes (…), la voirie, la verrerie, les verrières » [etc.]). Sans oublier dans la longue liste des éléments — « la lumière, des éclairs » — ou des expressions — « les masques qui tombent » — que la pluie ne peut atteindre. On imaginerait le peu de réalité de ce monde si, dans l’énumération qui précède immédiatement, toutes les images d’un film sont affirmées être « vraies », mais une partie ne peut être regardée contrairement à ce qui est suggéré, comme « les fantômes de la bibliothèque et le lys dans la vallée ».

 

La "réalité" du film transporte le lecteur dans la fiction, l’une des constantes de l’œuvre de Marie de Quatrebarbes, fiction revendiquée* ou non. Dans Les éléments, l’imaginaire irrigue le texte, des embryons de récits appartiennent au conte, l’un met en scène un homme extrait de l’écorce d’un arbre, un autre des parents qui abandonnent des mois leurs enfants et reviennent nus « avec un œuf dans la bouche », etc. La fiction peut reposer sur l’ignorance ou une observation médiocre, par exemple quand un enfant se souvient qu’il prenait les seiches pour des vaisseaux, ou elle naît par un jeu de langage ; « Si (…) que se serait-il passé ? ». Enfin elle est la raison d’être du cinéma, d’où la brève biographie de Georges Méliès, pionnier des trucages avec ses "actualités reconstituées", et l’allusion à des images de ses films, celle notamment de la jeune femme à cheval sur un croissant de lune. Imaginaire triomphant avec ce que l’on peut découvrir derrière la porte : on pense à Lewis Carroll ou, pour le cinéma, par exemple à L’imaginarium du docteur Parnassus de Terry Gilliam. On en vient à conclure que « Tout ce qui est fiction existe ou existera », ou a existé comme est rappelée l’ouverture de la Mer rouge pour permettre l’exil de Moïse (Exode, 14).

 

Il s’agit bien d’une rupture d’avec "l’ordre naturel" et l’auteure introduit dans le livre des ruptures analogues en brisant l’ordre donné comme logique dans une suite de phrases, descriptive ou narrative. Un récit, ouvert avec la mention d’une femme couchée sur le sol bifurque complètement quand elle est comparée par son immobilité à une banquise : elle laisse place à des considérations sur la glace, la neige, l’iceberg — saut d’autant plus grand que la scène se passe à Tanger. Le lecteur rencontre d’autres ruptures avec la juxtaposition dans un énoncé, ou entre deux énoncés, de deux propos sans lien entre eux :

 

Une fois j’ai vu au microscope un morceau de mon doigt et il en va de même avec les gens

 

La rupture repose aussi sur un interdit culturel propre à notre civilisation et la présenter sans aucun commentaire en accroît la force, l’énoncé restreignant la pratique anthropophagique à une catégorie, « On ne doit pas manger la chair de ceux avec lesquels on dort ».

Ainsi les représentations du monde se modifient sans cesse et l’on se demande comment ce chaos de l’expérience peut se maîtriser. À vrai dire aucune issue n’est avancée. Les suggestions de la narratrice ne sont guère enthousiasmantes : « accrocher ma vie aux noms que j’invente, pas plus humains que moi, non plus que vous ». Pratique qui implique que « l’immobilité devient notre conquête », ce qui est répété ensuite, « Disons que l’immobilité                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       est notre stratégie ». On comprend vite que la solution avancée n’en est pas une, pas celle de Marie de Quatrebarbes, mais que ses mouvements complexes dans la langue (qu’on a seulement esquissés) visent à questionner les représentations de l’expérience (de la langue, du monde), outre le plaisir de lire qu’ils procurent.

 

* Voir par exemple : "on invente des histoires pour les derniers petits", La vie moins une minute, 2014.

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