Henriette Julie de Castelnau, Les Lutins du château de Kernosy par Tristan Hordé
Entrer dans Les Lutins du château de Kernosy (1710), c’est retrouver l’usage de la langue de la seconde moitié du XVIIe siècle, celle de Madame de Lafayette par exemple, précisément dans ce que l’on désigne par "roman de loisir", genre alors très apprécié. C’est aussi apprendre que s’est alors développée une littérature oubliée qui comprenait, outre ces romans, des contes de fées, de fausses correspondances, des poésies, des chansons écrits aussi par des femmes. On connaît encore les contes de Marie-Catherine d’Aulnoy et les poésies d’Antoinette Deshoulières (rééditées dans Poésie/Gallimard, 2024), mais les noms d’Henriette de la Suze ou de Françoise Pascal, comme celui de la comtesse de Murat (1668-1716), ne sont un peu familiers qu’à des historiens de la littérature. L’œuvre de cette dernière, en partie rééditée depuis la fin du XXe siècle, permet de découvrir ce que l’on ignore le plus souvent, l’existence d’une littérature que l’on qualifie aujourd’hui de féministe. Madame de Murat, ce que rappellent ses éditeurs, a souffert de ses choix : elle était lesbienne et a toujours refusé le rôle imparti aux femmes dans une société où elles avaient fort peu de place ; condamnée à l’exil en 1702, elle passe sept années à la prison de Loches, près de Tours. Elle a défendu, notamment dans Les Lutins de Kernosy, un statut qui, sur bien des points, n’a été acquis qu’au XXe siècle et n’est encore pas unanimement accepté.
L’intrigue du roman est construite pour mettre en valeur tout ce qui, selon madame de Murat, devrait être adopté pour que les femmes aient des droits égaux à ceux des hommes. Les événements se passent pour l’essentiel dans le château d’une vicomtesse en Bretagne, pas très éloigné de Rennes ; elle est la tante des deux jeunes filles héroïnes du roman, reçoit beaucoup et loge ses invités — ce qui facilite la continuité du récit. — propriétaire et hôtes appartiennent à une noblesse fortunée. Les "lutins" sont deux jeunes nobles amoureux des nièces ; ils jouent la tradition des demeures hantées pour transmettre des messages par le conduit de la cheminée des chambres. Les couples d’amoureux finiront tous par se former, y compris l’un d’entre eux qui semblait échapper à une issue heureuse ; une jeune femme a été contrainte à l’union avec un homme riche, ami de son père ; cet époux non choisi tombe gravement malade et, avant de décéder, reconnaît avoir fait le malheur d’un couple possible : il fait du jeune homme son héritier et conseille vivement à sa bientôt veuve de l’épouser.
Madame de Murat développe ses idées à partir de ce schéma simple et le récit s’achève selon les principes qu’elle défend, « Enfin l’amour avait résolu de triompher dans ce vieux château et de n’y point laisser de cœurs tranquilles. » Le lecteur dira que la fin est identique à celle des romans de gare contemporains, sauf qu’aujourd’hui peu d’obstacles s’opposent à un "mariage d’amour" ; à la fin du XVIIe siècle, le choix de l’époux appartenait au père, fille ou garçon ne pouvaient songer à s’y opposer. Les positions de l’auteure, propres plus tard au féminisme, sont plus dans le ton des Lumières que dans le traité de l’Éducation des filles de Fénelon paru un peu plus tôt (1687). Même si les hommes conservent le privilège de l’action dans le monde, les femmes devraient recevoir un bagage intellectuel équivalent au leur.
Dans la micro-société du château, les femmes ont d’ailleurs dans certains cas un rôle social équivalent à celui des hommes ; elles assistent aux pièces de théâtre, les commentent et participent largement aux discussions et aux jeux (y compris les jeux d’argent) qui suivent les repas, passant même une nuit entière à profiter des loisirs. Elles ont aussi un œil et des propos critiques vis-à-vis des hommes ; un noble venu de Rennes, Monsieur de Fatville, dont l’apparence correspond à son nom, est brocardé par les deux nièces, « À la vérité, c’est un fat ; il en faut au moins un pour servir de risée à la compagnie », dit l’une. Quand la vicomtesse entend obliger une de ses nièces à épouser un homme riche pour éponger ses propres dettes, la jeune fille, sans s’opposer frontalement, travaille avec ses amis, femmes et hommes, à changer le point de vue de sa tante. Une autre noble accepte sans jalousie le mariage de l’homme aimé avec une autre femme ; il deviendra riche et ne sera pas éloigné d’elle : le lecteur en conclut qu’elle sera sa maîtresse.
Cette noblesse jouit des plaisirs qu’on aurait cru propres à la Cour (que quelques-uns fréquentent) ou à la ville ; on compose et on lit des poèmes galants, on chante des madrigaux sur des airs à la mode, on boit du café et du chocolat (boissons réservées alors à un public plus qu’aisé), on fait aussi venir des musiciens pour accompagner les danses, une troupe de comédiens pour y jouer des pièces d’auteurs à la mode ou devenus "classiques" dès la fin du XVIIe siècle, Corneille, Racine, Molière : à chaque séance, une tragédie et une comédie ; les éditeurs du roman analysent la relation entre certaines pièces et l’intrigue ou tel personnage — Le Bourgeois gentilhomme ou Bérénice, par exemple. L’un des personnages principaux n’hésite pas à jouer la comédie en se faisant passer pour directeur d’une troupe de comédiens, qui ont alors un rôle dans l’intrigue et une partie des personnes présentes ignore assister au théâtre dans le théâtre.
Le roman est accompagné d’un appareil critique nécessaire, les habitudes sociales de la fin du XVIIe siècle sont fort éloignées des nôtres : l’introduction renseigne utilement sur le « roman de loisir » comme sur la vie théâtrale et sur l’œuvre de Madame de Murat ; une bibliographie de ses œuvres en précède une autre, générale, sur la période. On approuve les éditeurs qui voient dans Les Lutins du château de Kernosy un roman qui « éclaire un moment de transition, littéraire et intellectuelle » et « annonce un des courants dominants dans la production romanesque de l’époque des Lumières ».