René Depestre, Journal d’un animal marin par Tristan Hordé

Les Parutions

07 sept.
2024

René Depestre, Journal d’un animal marin par Tristan Hordé

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René Depestre, Journal d’un animal marin

 

René Depestre (né en 1926) est un de ces écrivains haïtiens qui se sont exilés pour fuir la dictature, pour lui celle de Duvalier. Réfugié en France pendant cinq ans, expulsé, il a vécu une vingtaine d’années à Cuba avant de penser que la liberté d’expression n’a pas de prix quand le poète cubain Heberto Padilla est mis à l’écart en 1971 pour déviation idéologique, puis lui-même par Nicolás Guillén. Il finira par pouvoir quitter Cuba en 1979 pour la France où depuis il continue d’écrire. Théoricien de la créolité, il est surtout connu pour Hadriana de mes rêves, prix Goncourt en 1988. Son œuvre, y compris poétique, se veut une œuvre de combat, contre le colonialisme, contre le racisme, contre toute sujétion. Il est intéressant de lire des extraits de sa poésie dans une anthologie qu’il a préparée et publiée en 1990 ; le titre est emprunté à Carl Sandburg, écrivain militant américain des années 1930 trop ignoré.

 

Le lecteur trouvera sans doute trop optimiste la croyance qu’a René Depestre dans le pouvoir de la poésie, croyance qui rappelle certains moments après la Seconde Guerre mondiale où l’on évoquait volontiers « les lendemains qui chantent »*. Sa position est abondamment développée dans L’État de poésie (1980) : « L’état de poésie est commun à tous les hommes » et plus loin : « La poésie est donc notre herbe à tous les maux ». Termes du programme d’une œuvre. L’un des premiers recueils, Minerai noir (1956) est consacré à la déportation des Africains en Amérique, « Peuple défriché », « minerai », et à la patrie, Haïti « enchainé », « plus humilié que la veuve d’un condamné à mort pour viol » par la dictature.

Il écrit à propos de tout ce qui met en lumière le sort réservé aux hommes noirs exploités — par exemple, des grévistes d’une mine en Afrique sont abattus —, il attend de l’Afrique un réveil pour changer le cours des choses, « Afrique silencieuse tel un grand sabre dans son fourreau », imaginant que la pauvreté peut suffire à se lever contre la domination.

 

Il rend hommage aux poètes qui, comme lui, ont écrit et se sont engagés pour la libération des Noirs, le Guyanais Léon Damase et le martiniquais Aimé Césaire. Les combats de deux figures plus anciennes sont exaltés, celles de haïtiens Toussaint-Louverture (1743-1803) et de Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) qui, affranchis et devenus généraux, se retournent contre la France. Dans l’"Ode à Dessalines", Depestre met au premier plan la violence contre l’occupant, « Coupez leurs têtes / Brûlez leurs maisons », idéalisant son personnage, comme il le fait également de Toussaint. Cette violence est aussi de mise quand il s’agit de décrire une famille "blanche" d’Alabama ; le narrateur qui se rend dans la maison des Blancs « dans l’herbe de [sa] négritude » accumule les clichés pour décrire la famille ; un garçon à West-Point, un autre à Yale, etc., une fille veuve d’un colonel tué en Corée « où-il-défendait-contre-les-rouges-l’Occident-chrétien », une autre avec « une-goutte-tenace-d’inceste-dans-le-regard », etc.

Tout ce qui a pu (et est encore vivant) constituer le discours raciste pour rejeter hors de la communauté les Noirs, est simplement retourné pour parler d’« Une famille bien américaine ». Le poème doit-il fustiger sans recul pour convaincre ? La fin du poème est un simple appel à tuer, « [La] hache de bûcheron c’est mon bras d’homme noir ! / Tremblez dans vos bruits et dans vos branches / Famille blanche de l’Alabama ! »  Ce genre d’excès écrit, familier à des écrivains qui se réclamaient du "réalisme socialiste", n’a en rien aidé les populations noires à acquérir des droits élémentaires. Au cours de ses années à Cuba, il écrit contre l’arrivée sur la Lune des astronautes américains, à quoi il oppose la nécessité de préparer n’importe quel homme à être / (…) un homme pour la paix d’un autre homme » ; la conquête de la Lune briserait les rêves, « Elle n’est plus maintenant que la Présidente / D’un clan racial », ce qui s’oppose au poète qui « continue / À débarquer ses maigres légendes sur les déserts de la terre ! ».

Cette poésie qui se veut de combat ne cherche pas de formes nouvelles : les poèmes en vers libres de dimensions variables, réunis ou non en strophes, alternent avec les poèmes en prose. Elle use très régulièrement de l’anaphore. "Afrique" : ce titre commence les huit longs vers d’un poème et le neuvième débute par « Aïe mon Afrique » ; l’anaphore est souvent limitée à un syntagme, « Au diable », ou à un seul mot, « quand », « où ». La répétition est aussi une des constantes de cette poésie. "L’état de poème", titre qui ouvre l’anthologie, est repris régulièrement au fil des strophes ; la "Lettre à Léon Damas", rappelle le propos du titre (lettre) en insérant « je t’écris », « j’écris » dans les six strophes du poème. Dans le long poème strophique " La petite lampe sur la mer", seize des dix-sept strophes se terminent par « cette petite lampe sur la mer ». Etc. Depestre emploie le "comme" pour introduire une image (« Il arriva Toussaint comme un cri perçant dans une maison qui dort »), mais il s’en passe le plus souvent, par exemple dans cette même ode à Toussaint avec « les bras noirs sont des branches affamées » et, sans verbe, « des gestes féconds de cyclone ».

 

Cette poésie lyrique ne refuse pas le monde tel qu’il est. Depestre retourne vers l’enfance, « le train de mes années émerveillées » et se réjouit de la fin de son exil, « l’île tragique au loin vécue sans remords », écrivant toujours pour que le « nègre » ait dans la société la place qu’il devrait avoir. Ce qui revient dans cette anthologie, c’est la recherche et l’espoir d’une vie apaisée, de ne plus être « Malade d’un monde où l’on n’est jamais aimé ». Il est intéressant de suivre le parcours d’un écrivain noir qui, fuyant la dictature, a vécu et soutenu un régime politique qui se prétendait révolutionnaire, pour enfin venir s’établir en France.

 

* Titre de l’autobiographie (posthume) de Gabriel Péri, journaliste communiste fusillé par les nazis ; ce titre reprend la fin d’une lettre à son ami Paul Vaillant-Couturier.

 

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