Étude du soir par Yves Ravey
Ce jour-là, je n'ai pas vu mon père à l'hôpital. La surveillante du service Saint-Maurice m'a annoncé qu'il passait une radio. Elle a ajouté qu'elle allait voir où il en était. Elle m'a demandé de l'accompagner. Je l'ai suivie. Nous avons stoppé devant la porte du cabinet de radiologie. Elle a demandé l'autorisation d'entrer. Un infirmier lui a dit oui. Elle est ressortie cinq minutes plus tard en disant que je devrais revenir une autre fois.
A l'étude du soir, Fernand m'a demandé si je voulais bien jouer au poker avec lui. je n'ai rien répondu. Le surveillant, qui s'appelle Monet, mais qu'on surnomme Tomate, l'a vu sortir ses cartes sous la table. Il a puni Fernand, ainsi que Rota, placé derrière nous, qui voulait aussi jouer au poker.
Le surveillant a menacé Fernand. Il a ajouté qu'il voulait le silence, mais pas un faux silence. Alors Fernand sëest levé, il a dit à Tomate que dans cette étude on n'avait même pas le droit de chuchoter, tout juste si on avait l'autorisation de lever le petit doigt, et Tomate lui a demandé en quoi ça lui posait problème.
Fernand a ajouté qu'on se serait cru en prison, les élèves n'étaient pas des bagnards, et Tomate a répondu que, justement, il préparait le concours d'inspecteur de police. Ce n'est pas une raison, a répliqué Fernand. Sur quoi Tomate a dit qu'il allait faire appel au conseiller d'éducation, monsieur Kergall, et Fernand pouvait déjà compter sur trois jeudis de retenue à moins qu'il ne retire ses insultes. Fernand a répondu qu'il ne l'avait pas insulté.
Tomate lui a donné l'ordre de se lever. Il a annoncé qu'il allait faire appeler monsieur Kergall. Il s'est rendu sur le palier et il a donné un coup de sifflet.
L'agent préposé aux études est sorti de sa loge à grandes enjambées, cheveux passés à la brillantine, peignés en arrière. Il portait sa blouse grise et sa ceinture de tissu à boucle argentée, qui faisait deux fois le tour de sa taille. En apercevant Tomate, il s'est mis à courir dans ses grosses chaussures noires à lacets, avec son pantalon trop court, ses socquettes blanches, et il a surgi dans la salle d'étude.
Le préposé, tout le monde le connaissait. Il venait chaque heure de cours, son registre sous le bras, relever les noms des absents. Il passait donc son temps dans le lycée, à marcher à grandes enjambées, d'une classe à l'autre, d'un étage à l'autre.
Il s'est planté devant Tomate, debout sur l'estrade, qui lui a glissé un mot à l'oreille. Le préposé s'est tourné vers les élèves. Il a aperçu son vieux copain Fernand, immobile, debout entre les rangées de tables. De nouveau, il a regardé le surveillant et il lui a parlé en chuchotant. Tomate a incliné la tête. Il a écouté. Puis il s'est adressé à Fernand : Vous avez de la chance, mon jeune ami, monsieur Kergall n'est pas là, c'est son soir de repos.Il ne sera pas revenu avant demain midi, a ajouté le préposé, à haute voix cette fois, sans regarder Fernand qui a repris sa place.
Le préposé est sorti.
Depuis la classe de sixième, Fernand le fournissait en cigarettes. Une par jour. La dernière cigarette de la part de Fernand, c'est moi qui l'avais livrée. Le soir-même. À mon retour de l'hôpital où je m'étais rendu en passant par-dessus le mur d'enceinte derrière le gymnase.
Le préposé m'attendait au pied du mur à mon retour. Il m'a regardé descendre le long du pylône électrique. Il a pris la cigarette, il a vérifié si le papier n'était pas abîmé, puis il a tassé le tabac en tapant la cigarette contre le verre de sa montre. Il m'a demandé si ça allait mieux dans le service Saint-Maurice et je n'ai rien dit. Il a ajouté : bon, ça va, il n'est pas mort. Puis il a introduit la cigarette dans sa poche de blouse.