JOURNAL 2023, (extrait 4) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2023, (extrait 4) par Christian Prigent

01/06 [dehors, Vermeer !]

 

Éric me parle d’une expo Vermeer à Amsterdam.

Vermeer  : aucune œuvre plus « mesurée », plus fermée au dehors.

Sauf qu’il y a ces cartes au fond de plusieurs tableaux ; ces lettres que lit une jeune femme ; ces visages tournés vers des fenêtres latérales ; la lumière, entrée par ces vitres, qui distingue choses et corps.

 

Un dehors démesuré est donc suggéré.

 

Cette démesure n’est pas figurée (zéro vue sur l’espace extérieur) ; mais représentée (par ces lettres, ces cartes, ces regards —  inexplicites : que disent ces lettres que nous ne pouvons lire ? de quels territoires ces cartes muettes sont-elles le relevé ? que tentent de voir, par des fentes obliques, ces yeux ?). 

 

Dit autrement : l’irruption de l’hétérogène dans l’homogénéité de la scène peinte n’est signalée qu’en tant qu’interdite (la fuite des lignes se heurte à l’écran des cartes affichées au fond du décor) ou résorbée en épures intellectualisées (le paysage n’est qu’un code topographique, l’émoi amoureux se fige dans des missives conventionnelles). 

Ce signalement suffit, cependant, pour que le fond familier de l’atelier soit habité d’inquiétude. On y sent, vivace quoique étouffée, faire effet cette « force étrangère à [sa] vie d’homme normal » qui, disait Matisse, amène le peintre à peindre.

Pour être étrangère à l’homme « normal », cette force ne l’est pas à la peinture[1] : dans son principe, la peinture la comprend ; elle en est faite ; en relever la trace est sa tentation ; elle y cède souvent : à chaque fois par exemple que son équilibre figural vacille sous les coups d’une énergie gestuelle (Greco, Goya, de Kooning…) ou les débordements d’une extase de lumière (Claude Lorrain, Monet, Rothko…) ; et c’est au fait qu’elle soit toujours au bord d’y céder que nous sommes, face au défi de son immobilité, sensibles.

 

Vermeer pousse au plus haut point d’intensité neutralisée la tension entre clôture et déchirure, étrangeté et familiarité, facture feutrée et scénographie ambigüe, calme apparent (la sérénité des surfaces visibles) et vertige potentiel (l’agitation des fonds d’où le visible s’arrache).

On en sait un peu plus sur la peinture quand on regarde ces tableaux et qu’on se demande par où ils nous font de l’effet. C’est qu’ils nous rappellent que tout tableau organise rationnellement des traits abs-traits du réel (compose froidement des images avec ces traits extorqués) ; mais que les chefs d’œuvres de la peinture sont ceux dont la puissance d’abstraction (d’élévation au symbolique) conserve parmi ces traits, sans jamais s’y identifier de part en part[2], quelque chose du tremblement insensé qui poussa le peintre à peindre : nostalgie d’un contact sensoriel immédiat avec les choses et les corps du monde, écho d’une altérité en travail au cœur même de l’intimité, promesse ironique d’une échappée vers cette inquiétante mais désirable rumeur de dehors.

 

*

08/06 [un pas de danse]

 

La Consolation[3] que Claude Minière vient de m’envoyer me guérira peu des mauvaisetés (ainsi disait ma mère — de moi, souvent…) d’un monde que je comprends de moins en moins et d’un moi qui s’y sent de plus en plus déplacé.

Un peu, quand même.

La beauté imprévue qui vient, mine de rien, en quelques entrechats souriants ou grinçants, d’un effort vers la justesse (le ressenti, efficacement tracé, traduit), offre toujours une chance — d’être moins morne, moche, méchant, con.

Les poèmes de Claude dansent toujours aussi élégamment, dans un déhanché imprévisible, leur danse espiègle : décalée du pas prosaïque d’un monde éreinté par ses névroses, ses cadences coutumières, ses soumissions.

Je lui envie cette profonde légèreté, cette liberté.

 

*

 

12/06 [Beckett, silences]

 

La bio de Beckett par James Knowlson (1999).

 

P. 150, promenades avec Joyce au pont de Grenelle, en 1928. « Nous n’échangions que quelques mots », dit Beckett. Mêmes remarques sur les rencontres, longtemps après, avec Buster Keaton (p. 662), avec le prix Nobel de Médecine Delbrück (p. 791)…

P. 311, dans son Carnet de voyage en Allemagne (1936), Beckett s’exclame sur son silence lors des dîners avec les locataires de la pension Hoppe, à Hambourg (leurs « bavardages forment, dit-il, un bloc solide ») : « se démener pour apprendre à se taire dans une autre langue ! […] se rendre maître d’un silence de plus ! ».

P. 487 : B. évoque les ruses (logorrhées bouche-trou, échanges de chapeaux, jeux, grignotage de carottes…) des personnages de En attendant Godot cherchant à « tenir l’affreux silence en respect ».

 

Ces évocations du « silence » font remonter en moi le souvenir de la première fois où j’ai vu Beckett en chair (un peu) et en os (beaucoup).

C’est en 1976 ou 77, au Café de la Mairie, Place Saint-Sulpice. Au fond de l’arrière-salle, S. B. et Robert Pinget sont assis face à face, deux verres posés entre eux sur la petite table carrée. Ils ne disent rien. Ne regardent pas pour autant ailleurs : comme absorbés par une méditation sur les soutaches de mousse qui descendent doucement vers ce qui reste de bière au fond des verres. Ils ne diront rien pendant tout le temps que j’observerai la scène (« à la dérobée », comme on dit : n’osant pas fixer, incapable pourtant de ne pas le faire).

Ne semblaient pas partis pour en dire davantage une fois que le temps serait venu pour moi d’avoir autre chose à faire que les épier.

J’ai détourné le regard et vaqué sans doute à des paperasses futiles. J’écris ici « sans doute » parce que l’image (la suite de la « scène » immobile) s’efface au moment même où j’écris la phrase ; et que c’est comme si, au moment où, pour préciser l’image, je tente de me retourner vers les deux écrivains mutiques devant leurs demis quasi à l’étiage, s’était levée dans ma mémoire une haie de pudeur.

Mais piquetée d’herbes moqueuses, cette haie — qui lancent des défis : comment être autant qu’eux capable de « tenir en respect l’affreux silence » ? comment savoir, sans angoisse, laisser béer, dans le bloc des paroles qui font que les hommes se croient solides, un vide silencieusement fragile, un peu de suspens méditatif ? comment apprendre à se taire au cœur de l’universel papotage ? parvenir à se taire autant qu’eux ? faire autant de bruit que leur silence ?

Mais à cet endroit je sais que c’est la connaissance que j’ai des textes de Beckett et de Pinget qui vient se superposer à l’image anecdotique que je retiens des deux écrivains attablés dans ce café parisien et qui fait dévier vers un embryon d’interprétation un souvenir que j’aurais voulu conserver tel quel : pauvre, furtif, même pas volé, incompréhensiblement poignant — rétif en tout cas à sortir de quelque manière que ce soit de son insignifiance.

 

Quelques semaines plus tard, m’apprêtant à me rendre à la Maison de Radio France pour répondre à des questions de Gérard-Julien Salvy, je croise Samuel Beckett sur un trottoir (à Montparnasse, je crois). Il porte un cabas d’où dépassent quelques feuilles de légumes.

J’aimerais le saluer.

Ne le fais pas.

Ai raison de ne pas l’avoir fait (me dis-je alors, le cœur encore battant de l’avoir frôlé).

Regrette de n’avoir pas osé le faire (me dis-je maintenant que j’essaie de recoudre ces bribes de mémoire).

Mais quelques instants plus tard, dans le studio de France-Culture, à la première question que me pose Salvy (j’en ai oublié la teneur), je ne réponds pas : ne peux qu’évoquer le passage spectral de Beckett avec son sac à provisions au panache maraîcher si profane.

C’est que le besoin d’allégorie y trouve sa pâture. Ce qui pour moi passe avec le passage en live de Beckett : ce point d’inquiétante étrangeté (et pourtant de discrète familiarité) que fait surgir comme un silence, ou un soupir, dans la bruitage de la Babylone suractive et bavarde, une œuvre de langage aussi violemment « dégagée des humains suffrages » et pourtant aussi saturée de vérité humaine que celle du solitaire piéton aux poireaux Samuel Beckett.

 

*

 

15/06 [mon Beckett : compendium]

 

Beckett… Je ferme les yeux, gomme les détails.

L’image de synthèse que j’ai de ses livres[4] : noyaux d’autobiographie chargés d’émotion + segments d’idiolecte mécanisés (le parler social réflexe) ; tout mis au même niveau d’affect stylisé (= voisin du zéro).

 

L’autobiographie (sites récurrents, tonalités sensorielles insistantes, brefs épisodes arrêtés sur image et souvenirs déplacés hors contextetoutes figures venues de l’expérience)[5] s’en trouve allégée des complaintes nostalgiques.

 

L’idiolecte s’effondre toujours dans le comique : proverbes tombés d’on ne sait où, niveaux lexicaux saugrenus[6], phrases toutes faites qui ratent quand même, aphorismes de comptoir (le prêt-à-porter du parler manufacturé) — tout fait plouf.

 

Les deux, également désaffectés, sont montés point/contre-point. L’opposition forme-langue / contenu-vécu s’y annule : voici le neutre beckettien. Il épuise la posture subjective (pas d’expressionnisme doloriste ou révolté, pas de formulation d’opinion) et généralise une posture critique non déclarative : contre la confidence (lyrisme, élégie…) ET contre la pression du lieu commun (la soumission à l’idéologie).

 

Au bout : un nihilisme jubilatoire, qui abat le pathos, ridiculise tout énoncé positif, soupçonne sans cesse la langue d’idiotie, fait tourner à vide les significations, atterre toute métaphysique (elle est congédiée dans l’indifférence : aucun espoir que vienne du sens).

 

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[1] Ce pourquoi les paysages qui hantent cette peinture sont encore des peintures, en abîme, encodées dans son code et accrochées à ses fonds : Un gentilhomme et une dame qui boit, Le Concert à trois…
[2] Au moins le cadre (la limite) est-il toujours là pour mettre à distance l’identification (la folie). Bataille : « il faut le système et il faut l’excès ».
[3] Gallimard.
[4] Je parle surtout de ses  récits.
[5]  Comme on le voit de plus en plus nettement à mesure qu’on lit la biographie de S. B. par James Knowlson.
[6] Dans Fin de partie : « Et si nous pouffions un bon coup ? ».