JOURNAL 2023, (extrait 3) par Christian Prigent
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06/05 [échappée]
Ce qui gêne les parlants aux entournures de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont hantées par une é-normité qui ne peut se représenter puisque toute représentation est normée par ses codes.
Pourtant c’est au rêve d’y parvenir que s’accrochent les pensées des hommes.
L’histoire de l’art est l’histoire de cet acharnement.
La poésie tente de mettre dans le fini des représentations verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits.
Langage poétique veut dire, a minima : passages son/sens, découplage prosodie/sémantique, flottements syntaxiques, énonciation rythmée, polysémie hypogrammatique.
C’est pour bouger l’ordre courant des représentations — et faire par ce biais effet de réel : échappée aux configurations qu’impose l’assignation au code dans lequel on s’exprime.
C’est comme si le but était de nous (lecteur) perdre.
De nous donner la sensation d’une perte.
De faire consister dans cette sensation, comme en négatif, un toucher du réel — de donner forme, en creux, à l'intuition du sans limites.
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08/05 [Guillaume en bateau]
Apollinaire : « Le mai le joli mai en barque sur le Rhin / Des dames regardaient du haut de la montagne / Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne / Qui donc a fait pleurer les saules riverains ? ».
Un canot glisse, le paysage passe. Pas de focale fixe : le moi embarqué flotte. L’adresse est instable : des dames / vous / qui ? Champ (des dames) et contre-champ (vous) alternent. Rien ne rive à une rive les bords de l’image. Ni n’arrête le temps (c’est fini à peine amorcé). L’hésitation homophonique dédouble le sens : mai/moi, en barque/embarque, Rhin/rien, saule/seul, riverains/rive à rien. Tout file et finit sur une interrogation qui suspend la strophe sans la clore.
Les choses, les figures, le poème, dans le mouvement d’une désignation instable, les fait naître fugacement et aussitôt trépasser : πάντα ῥεῖ.
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09/05 [André subliminal].
À propos d’hypogrammes…1
Dans l’épisode précédent (Point d’appui, p. 350), le « j’ai aimé un porc » rimbaldien ramenait son groin chez Nadja : « Nantes où j’ai aimé un parc : le parc de Procé » (porc est écrit dans Procé).
Dans Constellations (1959), c’est Baudelaire qui nage en douce sous la surface du lac.
Breton2 : « Le luxe est dans la volupté ».
Luxe, volupté : entre eux manque le calme.
Le voici : « Toute femme est la Dame du Lac ».
Le miroir du texte inverse lac en cal et se retourne vers me : calme.
Tant qu’on y est, même livre, un peu avant : « Une vie protoplasmique profuse se taille dans la Voie lactée, à hauteur de soupir, une amande qui germe ». L’éjaculation de la voie lactée est une image à l’emphase ♂ banale3. Moins banale (car non voulue), l’inscription subliminale du mot sperme dans SouPir + gERME. Avec effet, autour, tendu vers l’amande ♀, d’un ASME (protoplASME), qui halète vers spasme, orgasme, etc.
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13/05 [Le poète sympa]
La vulgate d’aujourd’hui conseille au poète d’arrêter de faire son Don Quichotte : que ses exercices soient « l’occasion d’une expérience en effet partageable » et qu’il ne prétende plus « faire quelque chose à l’histoire de la poésie ».
Sous couvert de bienveillante modestie, ce programme d’extrême-centre relaie la vision politique dominante : l’histoire est finie, pas d’alternative envisageable, acceptons les lois pragmatiques du marché, zut à l’utopie, aux poubelles les révolutions.
Que les poètes, donc, renoncent à l’impossible.
Mais qu’est-ce que le possible, sinon la publicité qu’au jour le jour le monde dit « réel » se fait de lui-même ?
Qui veut être de ce décor doit faire la poésie qu’on y attend : expression bonhomme de soi, paysagisme éco-compatible, rengaines sociétales en vers plats, slogans vitaminés de cadences. Et toujours à l'économie : sans se demander d’où vient le besoin de ces fantaisies, sans y engager trop de frais de pensées, sans courir le risque de déraper dans l’obscur ou l’inapproprié.
Bref : la poésie raisonnable, sympa, social-démocrate.
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16/05 [la vessie pour la lanterne]
La rêvasserie lyrique banale voudrait toucher au plus près une vérité de « nature ».
Elle prescrit donc qu’on désépaississe le plus possible la matière verbale qui donne corps à cette vérité : que ce soit direct, qu’à terme on fasse comme si les mots n’étaient pas là.
C’est cette discrétion qui rendra le poème intéressant, la poésie aimable.
En somme, il faudrait médiatiser sans médiation, saisir comme im-médiatement le pensé (opinions) ou le perçu (intériorité) dont on prétend faire part.
Ainsi conçue, la poésie tend à s’abolir elle-même (en tant que médiation verbale) dans le temps-même où elle se produit.
Quelle énervante contradiction !
Parmi ses conséquences : tout, pour les parlants, étant médiation, ce rêve poétique de médiation sans médiation est immédiatement la proie des médiations les plus conventionnelles (clichés sentimentaux, pathos de « l’authentique », idéalisation du « naturel »).
Les poètes, assez souvent, prennent du coup la vessie (la médiation, le décor toujours-déjà médiatisé dit « monde », le fini des représentations) pour la lanterne (l’expérience innommée et innommable) dont ils prétendent poursuivre la lumière de vérité pour la capturer dans quelques miroirs de mots.
En régime de domination des vessies (en littérature comme ailleurs — et d’abord dans le champ politique), c’est surtout cette vulgate qu’on voit occuper les revues, sites, scènes et collections de « poésie ».
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24/05 [les dieux en vitesse]
Reprise de L’Iliade.
Séquence : Athéna, à peine décollée de l’Olympe, est d’un bond en Troade ; elle se pose en douce dans la plaine sans hurler des freins ni vaporiser partout du carbone en puant le kérosène.
À peine se pose-t-elle, d’ailleurs : ses pieds effleurent le sol, sa démarche reste aérienne. Ainsi peut-on (on = les connaisseurs) reconnaître l’espiègle — outre que son visage brille et que ses yeux ne cillent jamais — quand elle dépose casque et armure et se change en vieil homme, en hirondelle, en compagnon d’Hector, en vautour ou en jeune fille à courte cotte pour taquiner l’âme des mortels au cul lourd.
Ainsi vont et font les dieux homériques : ils ont la bougeotte, leurs chars pétaradent « entre la terre et le ciel rempli d’astres ».
C’est qu’ils se sont échappés de la clôture des sanctuaires pré-helléniques où pesaient, immobiles, immuables, denses et raides, enracinées dans des sols jaloux les uns des autres, les vieilles idoles de bois ou de pierre qui lient les hommes au génie de leur lieu.
Tous les Célestes (comme disait Hölderlin : die Himmlischen) sont des figures de cette échappée — de la possibilité, au moins rêvée, de cette échappée : qu’il y ait une sorte de vie qui ne soit ni toujours assignée à des sols ancestraux, ni confinée à l’usage tribal, ni à jamais identifiée à une unique image de soi, ni toujours représentée par des formes reconnaissables comme « monde »parce que toujours identiques à elles-mêmes — une vie qui n’ait pas toujours la patte liée au fil de ces routines à tous les sens mortelles.
En somme (et c’est cela qui fait la fraîcheur de L’Iliade, sa légèreté, sa gaieté, sa vivacité exaltante — sa cruauté aussi, du coup : quand les héros paient pour ce rêve, le paient de leur vie de mortels), ces dieux bondissant à toute vitesse à travers l’espace et le temps, doués d’ubiquité, multi-fonction comme des couteaux suisses, riches en attributs et en sobriquets, rapides comme des vents d’altitude, transformistes jusqu’à la schizophrénie, soupe-au-lait paranoïaques, bouffons à l’occasion, infidèles comme Don Juan et polyglottes comme Tintin, les Pieds Nickelés ou Indiana Jones sont à chacune de leurs incompréhensibles apparitions l’envers de la condition névrotique des mortels, et l’image d’une chance pour ceux-ci de n’y être pas de part en part et pour toujours soumis.
Leur immortalité est le nom de cette chance, de cette lueur : elle n’est rien d’autre que le souffle de la vie elle-même, la motilité violente des passions, le défi du réel démesuré à tout ce qui fait mesure de réalité pour les mortels quand ils se racontent leur monde et leur vie.
C’est cela que chante la Muse d’Homère — et, au delà, toute poésie digne de ce nom.
Coda : à peine achevée la phrase qui précède, me vient une image de mon père. C’est en 1961. Dans sa classe, debout, tout petit au pied du bureau, il nous lit (en grec) le récit de la mort d’Hector et sa voix est pleine de larmes.
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26/05 [Félix en Troade]
Dans Félix le Chat4, les vignettes triplent l’information : double ceinture + paire de bretelles pour que le sens tienne bien au corps de l’œuvre.
Exemple : 1/ l’image montre Félix voyant un éléphant (pour plus de clarté, une ligne de pointillés va de l’œil du félin au ventre du pachyderme) ; 2/ la bulle qui sort de la bouche de Félix dit : « oh, je vois un éléphant ! » ; 3/ sous l’image, un cartouche insiste : « Félix voit un éléphant ».
À bon regardeur : salut !
Dans L’Iliade, c’est très souvent pareil.
Au Chant VIII, le texte (description, image) montre Zeus en pétard assis devant Iris ; il s’adresse à elle en la nommant (« Iris aux ailes d’or » — que nul n’ignore de qui il s’agit) et lui expose (discours, bulle) ce qu’il s’apprête à faire aux Argiens (« je briserai les membres de leurs prompts chevaux... », etc.) ; brève transition (le temps que la déesse descende sous l’image) et un cartouche répète ce qui va advenir aux Argiens : « il brisera les membres de leurs prompts chevaux », etc.
C’est que l’aède, comme les auteurs de la BD, n’a qu’une confiance moyenne en l’attention de son public : il le veut captif, il est pédagogue, il lui serine le sens.
1 Saussure (Conclusions) : « La paraphrase phonique d’un mot ou d’un nom quelconque est la préoccupation parallèle [à la mesure] constamment imposée au poète en dehors du mètre ».
2 Fin du texte « Femme au bord d’un lac à la surface iris ée par le passage d’un cygne ».
3 Léo Ferré, 1972 (à propos de La Chanson du mal aimé) : « La voie lactée, c’est le foutre ».
4La BD d’Otto Messmer et Pat Sullivan, Am<>érique, années 1920.