JOURNAL 2022, extrait 8 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2022, extrait 8 par Christian Prigent

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01/11 [le suaire]

 

Je reprends ce flash :

la moustache                      1955           

mousseline à la lèvre a cha

viré mon cœur enfantin…

 

La demoiselle mousseuse du rebord de la lèvre s’appelait Yvette[1], on avait dix-onze ans.

 

Il manque la fine sueur au long de la lèvre : celle des lichens au bas d’une écorce, si on appuie.

 

La « vie » est dans le suaire du poème : cadavre, certes (c’est d’avant — c’est passé) ; mais revenant : son suintement transpire.

 

Pour que ça suinte en effet il faut un tissu verbal tramé dense, aux mailles cependant lâches : qu’il laisse l’aura se dégager.

 

Dit ainsi, c’est métaphorique, abstrait.

Rien de plus concret pourtant.

Le travail poétique s’intéresse à cette sudation. Il en ménage les conditions d’apparition : il descelle les mots de leur actualité (l’usage courant) ; une sueur de son les humecte (jusqu’à les noyer dans l’écholalie) ; les voilà disloqués en syllabes ouvertes sur des étymons ; la prosodie (rejets, enjambements, césures…) démembre la phrase et la remembre à neuf : toute transpirante d’une sensorialité nostalgique (nostalgique de ce qu’il y avait, de ce qu’il y a avant les mots).

 

Il faut ça, si on veut ouvrir un tant soit peu le monde.

 

Il faut aussi une gymnastique rapide entre zooms (détails exorbitants) et panoramiques (lointains travaillés d’infinité) : pour passer rythmiquement à travers l’à-plat des distances moyennes ; celles, par exemple, où nos écrans de tablettes disposent le monde et qui n’est qu'un plan d’opacité chromo, un compromis déréalisé, sans ratés ni hors-champ : qui fonde le commun du lieu qu’on nous invite à habiter.

 

*

 

05/11 [à mes amours : « … à la chevelure de feu de bois »]

 

 

 feu pris aux cheveux aïe comme                     1998

la chemise hospitalière y crame !

 

âtre et paille eux ils s’aiment

mais pas la peau et l’entraille

 

quel feu pâle si

pâle qu’en bas le roux

des lèvres est gris de cendre !

 

la neige attend dessous Cendrillon

sous peu ce sera de l’eau buvons

 

 *

07/11[Alfred fait poète]

 

On a mené un jour l’enfant Jarry en pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray. Plus tard, ça a donné [2] :

 

Parmi les bruyères, pénil des menhirs,
Selon un pourboire, le sourd-muet qui rôde
Autour du trou du champ des os des martyrs
Tâte avec sa lanterne au bout dune corde.

Sur les flots de carmin, le vent souffle en cor.
La licorne des mers par la lande oscille.
Lombre des spectres dos, que la lune apporte
Chasse de leur acier la martre et lhermine.

Contre le chêne à forme humaine, elle a ri,
En mangeant le bruit des hannetons, Chavann,
Et s’ébouriffe, oursin, loin sur un rocher.

Le voyageur marchant sur son ombre écrit.
Sans attendre que le ciel marque minuit
Sous le batail de plumes la pierre sonne.

Str. 1, décor. La Bretagne (bruyère, menhir, lande). Son histoire (champ des os des martyrs[3]). Mais avec éros subliminal : pénil, érection (menhir), trou qu’on tâte. Entre réel et imaginaire, ça flotte[4] : le sens vit deux vies, indifférentes l’une à l’autre.

 

Str. 2/3, bestiaire. Hermine, martre, hannetons, oursin. Mais hermine (blanc moucheté de noir) et martre (zibeline, sable) : héraldique. Le zoo est  aussi un écu (d’acier[5]). Blason : l’hermine d’Anne (de Bretagne). Dans le réel, ce nom s’écrit tout près : Sainte-ANNE d’Auray ; dans le texte, il bruit pas loin : hANNEton, c’havANN.

Là, c’est à l’oreille que ça met la puce  : c’est par la syllabe COR (cORde, puis cOR) qu’avec les spectres entre en scène la liCORne de mer (narval). Sa corne passe, sans vergogne sémantique, de la terre (lande) aux flots de la mer[6] illuminée par le couchant — et vice versa.

 

On en perd les pédales de la comprenette. C’est voulu : le poète n’assigne l’image à nul sens fixe ; le sens, il le fait lever comme un gibier, le chasse devant lui sur plusieurs pistes.

 

Str. 4, leçon : le batail (battant, bétail, bataille ?) des plumes (plumages d’oiseaux crieurs : le réel, le bestiaire) et de la plume (l’écriture) fait sonner la pierre tombale (le texte) — sans attendre qu’un ciel (une loi, une grammaire, un sens déjà fait) fixe mortellement l’heure de le faire.

 

Soit : la dispersion des possibilités de signification est le sens même du poème. Il y a bien sûr un sens « manifeste » (paysage, faune) et un sens « latent » (symboles, héraldique). Mais aucun ne l’emporte sur l’autre. Les deux se croisent et se tressent, par jeu. Que la lecture suive telle ou telle piste (la littérale ou la symbolique) dépend du hasard sensoriel de son désir (quelle image veut-elle se former de ce qui lui est montré ? laquelle forme-t-elle a priori ?).

La découverte d’un sens latent ne donne pas la clef du sens manifeste, ne l’annule jamais : il reste tel, d’une égale puissance de convocation sensible. Rien ne s’épuise en une signification ultime, bientôt canonique.

Que les diverses significations persistent à co-exister sans recouvrement de l’une par l’autre ou résolution de l’autre en l’une, c’est le travail du poète : une lame ironique et savante passe entre les représentations et les maintient dans un écart que ne résorbe aucun sens homogène.

C’est une indication de ce que peut la poésie : maintenir les significations ouvertes, inquiètes (vivantes). Qu’aucun sens ne se manifeste autrement que comme apparition spectrale et disparition rapide, sans jamais coaguler en message ou en vignette figurative : signifiance en action, épiphanie jouée et agonie mimée.

*

 

12/11 [à mes amours : dieux hypocrites]

 

 

bleu Giotto + peau pâle               1980            

la robe quelle joie

choit dans l’histoire parmi les

Vierges en peinture

 

notre faiblesse est notre force

tout se disloque vous

êtes et moi une loque

dans le monde oh oh votre

main je la baise et comme

nous dans le désarroi

rouges rions ! tels les dieux nous

regardant coucou

par en dessous

 

*

21/11 [enragé de Straub]

 

Jean-Marie Straub est mort hier.

Arrêt sur quelques images qui me restent de lui.

Rennes, 1970. J’ai une rage de dents, ça suffit pour n’aimer rien. Il va falloir les serrer fort, les dents, pour ouvrir quand même les yeux sur le film annoncé : Othon, d’après Corneille, sorti l’année précédente.

Sur un pré, les comédiens, drapés de toges d’un orange bien vif, vont et viennent sur l’acidité des verts selon des diagonales manifestement au quart de poil réglées. Trop vite, énervés, ostensiblement inattentifs les uns aux autres. Ce sont des marionnettes hagardes, suspendues à nul fil mais manipulées par un texte implacable. Sous elles monte vers le ciel du Palatin l’omniprésente rumeur de la circulation automobile romaine.

Les gosiers de ces comédiens malaxent une langue doublement étrangère : le français (ils sont italiens) ;  et le lointain alexandrin cornélien, suspendu entre le temps des empereurs latins (que manifestent des chicots de ruines) et notre modernité vouée à l’indifférence assourdissante des mécaniques.

Dans ce dispositif qui la dissocie des images projetées vers nous et des significations dramatiques qu’elle véhicule, la matérialité de la langue consiste violemment. Cela provoque une faille dans l’unité de la fiction cinématographique. Entre le monde (l’histoire, le drame) et sa représentation verbale passe la lame d’une étrangeté brutale, qui fait corps dans l’acteur.

Les corps qui jouent incarnent cette coupure. Ils sont vides, ce sont des spectres. Entre les ruines sarcastiques et l’afflux des brouhahas modernes, ne sort d’eux que la peine qui mastique et ahane l’étrangeté des mots. Mais ce vide fonde la plénitude même du sens de ce qui sur cette scène a lieu : rien n’aura eu lieu que ce lieu[7] où le passage sans familiarité de la langue dans des corps étrangement attifés et étrangers au site fait rendre gorge au monde de la différence qu’il oppose à toute logique humaine (c’est en cela que réside le tragique).

Je ne m’en suis jamais remis.

Aucune rencontre ultérieure avec Straub n’aura sur moi un effet aussi brutal.

 

Rome, 1979. Straub m’invite à une présentation de son film De la nuée à la résistance (d’après un livre de Pavese). Je lui bredouille je ne sais quoi, la tête aussitôt assiégée par le souvenir d’Othon.

Jour de la projection.

Sur scène, un monsieur italien ventripotent accueille le public et annonce Straub.

Le voici : cigarillo, chapeau informe, imperméable flottant (voile mal carguée plutôt que toge romaine). Il s’accouche des coulisses et fonce obliquement sur la scène comme aurait fait au Palatin un acteur d’Othon.

D’une traite, comme on jette son gant pour provoquer un duel, et sans nul effort de prononciation  correcte : « C’è prima un piccolo court-métrage et poi cominciamo subito ». Et il disparaît avec la lumière.

Après, surgies de l’obscurité, surmontant mal la basse fondamentale du roulement des roues d’un fardier, voici sur fond de Toscane rose et amande des bribes de dialogue pavésien. Elles filent vers le point de fuite au fond de l’écran cependant que ne s’offrent à nous (qui aimerions bien qu’en cette fiction coagule un peu de pensée non en pure perte dépensée et qu’on cesse de nous vouloir les yeux cruellement ouverts sur l’impossible coagulation) que les nuques ostensiblement indifférentes, opaques, enluminées de soleil et ornées de futiles bandelettes, des deux philosophiques interlocuteurs.

 

 



[1] C’est aussi une fleur jaune (l'ivette,ou bugle petit pin), au parfum de résine.

[2] C’est dans Les jours et les nuits (1897). André Breton aimait beaucoup ce poème. Le 5 octobre 1926, il le donne à lire à Nadja. Elle en fait un commentaire un peu… halluciné (cf Breton, Œuvres complètes, tome I, Pléiade, p. 770).

[3] Les émigrés et les chouans exécutés là en 1795 après le débarquement royaliste à Quiberon.

[4] Ça flotte aussi dans le temps : décor vu par l’enfant Alfred ; éros instillé par l’adulte Jarry.

[5] Autre « émail » héraldique : gris.

[6] Ainsi fit Rimbaud dans « Marine » (Illuminations).

[7] En 1977,  Jean-Marie Straub filme, assis en cercle sur un pré pétant de vert, des comédiens qui disent le texte du Coup de dé mallarméen : Toute révolution est un coup de dé.