JOURNAL 2022, extrait 6 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2022, extrait 6 par Christian Prigent

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25/06 [complotisme, ssq ]

 

Ami de la poésie, bonjour !
Tu aimes le dense (Dichtung). Tu jouis de son obscure clarté. Ne serais-tu pas un peu complotiste ?
Je vois en effet que tu soupçonnes volontiers dans le poème une conspiration ésotérique. Pas grave : savamment outillé (rhétorique, sémiotique, psychanalyse…), tu dénudes les ficelles. Ça dégage des structures (sous-jacentes), dévoile des intentions (originelles), révèle des fins (occultées). Alors se découvre le latent (le fond) que maquillait le manifeste (la surface). Voici, dégagée du foutoir, la Cause : le corps glorieux du Prince (c’est l’auteur — l’augmenteur de sens).

 

Tu n’as pas tort : un poème digne de ce nom refuse de réduire le sens à un enchaînement explicite de significations1 ; et ramener l’implicite abscons à de l’explicite clarifié est de l’ordre de la responsabilité du rationnel.

 

Sauf que si insiste la poésie, c’est que la travaille non pas un en deçà mystérieux et sentimental de la rationalité (on voit le plus souvent les choses comme cela) mais l’intuition qu’il y a un au delà à la logique (à la liaison des significations par l’appareil de langue) et que la manie poétisante (ce qui fait qu’il y a de la poésie plutôt que seulement les autres formes d’appropriation du monde par les mots) n’a d’autre souci que cet au delà : que, le sachant pourtant excessif aux significations qu’articule la langue, elle s’efforce de l’y faire consister quand même.

 

Conséquence : s’il y a là-dedans quelque chose à comprendre, c’est la façon qu’a ce quand même de se manifester : moins sous forme de noms (de significations) qu’au fil d’un mouvement désamarré des noms — cette sorte d’escapade qu’on appelle « poésie ».

 

Coda : on aimerait bien pouvoir lire sans être coiffé d’un chapeau d’Hermès des complots (obsédé par ce que ça « veut dire »).
Il est en effet peu sûr que ce poète qu’on lit ait d’abord voulu dire (il pensait plutôt à faire). Moins sûr encore qu’il ait su ce qu’il allait dire. Si en fin de compte il a quand même dit, ce n’est pas ce qu’il entendait à l’origine faire. S’il l’a pourtant fait, c’est sans trop savoir pourquoi ni comment il le faisait, sans préjuger de ce que ça allait dire.

 

*

 

26/06 [bleu et rose]

 

zut les bleus bouffent l’herbe

pipi d’aube air ébouriffé

tout fume après la nuit ah

mon dieu c’est Pan

qui se pavane en rose

bonbon au jardin — ma viande

encore un jour à se pendre

au croc de soi-même

courage !

*

 

27/06 [parade]

 

Rimbaud : « j’ai seul la clef de cette parade sauvage »2. Projet d’hermétisme ? Non. Plutôt indication qu’il n’y a nul sens caché. Ni aucune clef qui donnerait accès à un recel de sens.
Ceux que le langage poétique ébranle ont la clef parce qu’en vérité il n’y a pas de clef. Y en aurait-il qu’elle n’ouvrirait aucune porte : le texte est la clef, la porte et l’espace. Cet espace n’est pas limité : c’est le vide que fait l’infini du sensible dans le fini de l’écrit : ce que ça fait béer dans la clôture des significations.
Cette béance fait le sens. Mais un sens qui ne se forme pas dans le détail étrange des propositions textuellement lisibles. Le sens est dans la passion d'estrangement elle-même — dans le mouvement de désarticulation et de reconfiguration des énoncés : dans cette force globale d’ébranlement. C’est de cette force, en rien « secrète », que le poème mime les effets d’objection, la vérité sensible : parade de l’expérience comme exception au sens.

 

Le mot « parade » ne désigne pas qu’un cortège festif. Il nomme aussi un coup (évitement d’un autre coup). D’où un choc. Au texte, comme au réel, on se cogne (cf. Lacan). Ce qui est à considérer est ce choc : la puissance de sidération de l’artefact3. Le choc de sa « sauvagerie » (sa poéticité brutalement artificielle) est son sens. Le sens (la vérité) consiste en cette sauvagerie savante. Elle dit que l’écriture enregistre la trace d’une altérité : d’une différence aux représentations mondaines, au consensus idéologique. Version Rimbaud : « nous ne sommes pas au monde ».
Ramener cet excès étrange à une familiarité : aucun sens, pour le coup — ni grand intérêt. Rien d’autre à faire qu’éprouver singulièrement l’effet qui, dans la lettre et à la lettre, passe : apparaît, sasse des visions, et meurt de ce ressassement.
Soit : tenter de comprendre non ce que ça dit (de caché) mais comment ça marche (la « parade » ostensible) et fait de l’effet : perturbe de couacs le concert courant et déconcerte les « apparences actuelles ».

 

Rimbaud ailleurs : « ça dit ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ». Soit : aucun esprit sous la lettre, aucune réserve du sens. Mais le littéral est polysémique et labile : inassignable à une causalité (origine > fins), à une articulation de significations. Le sens de l’opération ne réside dans aucun moment supposé « sensé » (cohérence d’une vision dans un dessin d’images, élaboration d’une pensée dans la régulation d’une grammaire, disposition d’une narration dans le temps des horloges). Il consiste, littéralement, dans le mouvement de défection des moments, des visions, des pensées, des récits. Et fait du coup advenir une autre forme de sens — le sens d’une absence : celle du monde éprouvé par chacun mais évincé par les mondes toujours-déjà représentés pour tous.

 

*

 

28/06 [une vue sur l’estran]

 

bas : tub de flaque à coulis

déliés + cils frêles — la vie

transparente à elle-même

ô mer comme elle s’aime !

 

haut : creux d’aisselle mal

secs entre oyats et poils

cuits d’un sel de puces

électro niquées par Phébus

 

milieu : des poux sur sable crament

à mort en chatouillant nos âmes

 

*

 

29/06 [ y en a quand même qui suivent]

 

Une amie moscovite à qui j’avais envoyé Poésie sur place : « Votre livre m'a été remis sans enveloppe, plusieurs mois après l’envoi (j‘ai des ennuis administratifs pour avoir signé des lettres ouvertes contre l'opération spéciale : c’est considéré comme trahison d’Etat). Du coup, le cercle de vos lecteurs en Russie s'est agrandi d'une manière imprévue : des agents de sécurité vous ont lu ! ».  

 

J’ai eu d’autres lecteurs de ce genre :

À Berlin (Est), en 1985 : quelques fonctionnaires de la STASI alertés par les poètes expérimentaux mais aussi informateurs de services secrets qu’en toute ignorance de leur activité moucharde je traduis pour TXT.
À Berlin (Ouest), en 1986 : un colonel du contre-espionnage français qui m’a convoqué (quelques uns de mes livres sur son bureau) pour m’aviser que publier ces anarchistes est-allemands m’est interdit par mon statut de professeur expatrié (et membre ipso facto du Gouvernement Militaire Français de Berlin).
À la frontière franco-belge, en 1971 (pleine période « avant-gardiste » politisée) : un agent de la DST informé par les douaniers qui ont ouvert mon coffre (dedans : quelques centaines d’exemplaires de TXT imprimés à moindre frais en Belgique) ; outre qu’alléché par des documents sur nos activités maoïstes, le monsieur (lunettes fumées) salive sur cette info : Démontage du fusil FM double automatique, par Jean-Pierre Verheggen, à paraître dans la « Collection TXT ».

 

*

30/06 [quiproquo]

 

Lectorat, ssq. : à l’été 2010, Vanda Benes contacte la MAIF pour le spectacle qu’elle prépare (Peep-Show).
Une dame, au téléphone : « nous ne pourrons pas hélas assurer votre peep-show ».
Vanda explique qu’elle n’est pas strip-teaseuse mais comédienne, que Peep-show n’est pas un peep-show mais un livre qui porte ce titre, que son auteur n’est ni proxénète ni tenancier d’établissements mal famés mais écrivain et professeur de lettres, que tout cela figure dans le dossier du spectacle et que le mieux pour savoir de quoi il s’agit serait de lire l’ouvrage.
La dame bafouille une excuse vague.
Happy end : La MAIF assurera bravement le spectacle.
Agréable rêverie : après les agents de la STASI, de la DST et du FSB poutinien, peut-être m’ont lu des employé.e.s de la Mutuelle Assurance des Instituteurs de France ?

 

*

30/06 [une image]


C’est dans un hameau breton, au début du siècle passé.



Arrêt sur image : des gens à l’air un peu surpris posent, saisis dans un temps péremptoire et énigmatique.

Ils sont plantés raides, sévères, presque agressifs. Sauf la jeune femme douce à gauche, son bébé flou sur les genoux. Et, à droite, le petit bonhomme sous casquette, engoncé et inquiet, qui sera peut-être mon père.

Dans ce cadre de pauvreté dépenaillée, quel luxe paradoxal d’outils, de sabots, de sièges d’engins agricoles éployés comme des fleurs, de planches, de roues, de madriers d’usage mal connu !

Si je plisse les yeux et gomme les détails, c’est une rocaille grotesque, un gargouillis de surplus minéral, la dévalée d’un décorum baroquement déglingué.

 

Au centre : mon futur grand-père, au billot, avec hache et moustache.

Son regard défie le photographe : « essaie voir un peu de me mettre en boîte, l’aristo ! ».

 

Les autres, plus avenants : « on peut entrer dans la maison basse, derrière ; faire connaissance, choquer des verres. Mais pas sans accepter d’être, par cette visite, brusqué et transformé : pas sans changer de monde. »

 

J’ai voulu être la sorte d'écrivain qui pourrait dire ces mots à quelques lecteurs. Etre à la fois tendre, raide, sévère, flou, agressif, inquiet, énigmatique et péremptoire. Et que changent un peu les maisons des quelques-uns qui me liraient : qu’ils habitent en poètes brusques et perplexes un monde à la fois venu de loin et un tant soit peu nouveau.


1 C’est même en cela que réside, disait Adorno, la « poéticité » (das Gedichtete) — et non dans les segments signifiants qu’on peut isoler dans un poème.

2 « Parade », dans Illuminations.

3 Conséquence à l’usage des classes d’enseignement littéraire : qu’ils soient anciens ou modernes (et si peu a priori sympathiques qu’ils soient), ce sont les textes capables de ce choc qui peuvent solliciter quelques neuves oreilles. Et pas leurs piètres ersatz : les contemporains « faciles à lire » dont les libraires font désormais la promotion, ceux qui sont censés « concerner » l’auditoire (dont on imagine la transparence et la platitude adhoc aux « problèmes » sociaux et psychologiques du jeune âge).