JOURNAL 2022, extrait 3 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2022, extrait 3 par Christian Prigent

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13/02 [tout va bien]

 

Un poète qui renonce à trouver une langue vire vite gâteux.

En voici un, encore jeune mais repentant d'avoir commis le péché de « modernité », qui confesse la vraie poésie.

Il refourgue donc des chromos exaltés : « la soudaine averse de lumière », « la fine pellicule de nos rêves périmés », « la stupeur exigeante d’aimer », « l’ultime pulpe d’un désir racorni », « le puissant stupéfiant de la langue » ou « le sillage douloureux des caresses / sur les eaux vertes de la respiration ».

C’est publié chez un éditeur qui se veut tourné vers le contemporain.

Quelques amateurs rassurés (enfin !), saluent sans mégoter cette imagerie bêtifiante.

Tout va bien.

 

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15/02 [home cinéma : faire beau ]

 

Kelly Reichardt, La dernière piste.

C’est beau (on le dit beaucoup).

A mon goût : trop (pour être autre chose que beau).

De part en part surdéterminé par le projet de faire beau.

Toute œuvre d’art engagée dans cette voie fonde la beauté sur l’élimination de ce dont l’artiste a pensé que ça distrairait du souci esthétique.

Le western classique (Ford, Hawks, Walsh) s’asseyait sur ce souci. D’où : focus sur l’action. Pour le reste : figurines bariolées (héros total héros vs vilains pas beaux) et vastitudes pittoresques.

Le genre « spaghetti » a maniérisé cette désinvolture : en a fait une esthétique. Mais avec l’excès baroque et auto-ironique qui défrise la perruque.

A se lancer comme défi de ne pas faire un vrai western tout en ne faisant quand même qu’un western, la cinéaste de La dernière piste fait surtout… du vide. D’où la constante lividité pastel des espaces filmés et le soin mis à suspendre les actions, jusqu’à l’inaccomplissement final.

Ne remplit alors (vaguement) ce vide qu’une religiosité de bande dessinée : un peu de Bible puritaine, un peu de magie tribale (indienne) en langue mystérieuse. Et la religion de l’image : l’esthétisme, donc.

 

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20/02 [pnigos, Proust]

 

Un peu de Proust, hier soir, pour un sommeil dont je pensais naïvement que cette lecture l’adoucirait.

Pour bien des phrases il  faut revenir, tout essoufflé, à la case départ.

Naguère j’appelais pnigos[1] des partitions pour performances orales adaptées aux possibilités concrètes du souffle : projection du texte dans la durée d’expiration calibrée par la capacité pulmonaire. 

Ce n’est au vrai qu’une radicalisation sommaire (spectaculaire) de quelque chose dont l’expérience poétique n’est pas avare (qui lui est coutumier, même : lui colle à la peau).

La longue phrase de Proust[2] défie la respiration (anatomique) et le phrasé (analytique, narratif). Elle emporte la lecture à la limite de sa puissance. Au bord de l’échéance de la phrase, on rencontre l’obstacle : la syntaxe suggère que le rassemblement du sens est hors de portée de la capacité d’intelligence. L’effet de suffocation donne corps à cette suggestion (Bataille : « épreuve suffocante, impossible »).

Dit autrement : l’effet de réel n’agit jusqu’au bout que s’il implique cette suffocation ; la justesse n’est juste que pour autant qu’elle « comprend » l’injustifiable ; l’irrespirable en est la trace physique.

Ça n’a pas besoin d’être stricto sensu oralisé : c’est une expérience de la limite du sens (de la représentation — creusement psychologique ou dédale des associations narratives).

Je ne sais évidemment pas si Proust voulait cela. Mais j’ai la sensation quand je le lis que la longueur de sa phrase est calculée pour que, précisément, on n’aille pas aisément jusqu’au bout. Car le fait de ne pas pouvoir aller au bout (respirer jusqu’au bout) est l’indice de l’épuisement de la puissance analytique et figurative de la phrase : il y a toujours un reste (du non analysable, de l’impossible à dire, de l’innommable).

Là on pousse un soupir : un peu de vérité a produit son effet sidérant. Ça passe comme un suspens du pensable, un trou noir. Et il n’y a plus qu’à reprendre, recueilli et intimidé, une respiration de lecteur plus calmement humain.

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03/03 [Rabelais en V.O]

 

Enième retour à Rabelais… Sa langue nous est devenue étrangère (mais a-t-elle jamais été familière, transparente à ses objets de pensée et à sa construction de fiction ?). Eloignement dans le temps, oui. Mais aussi : étrangeté trans-historique produite par la bigarrure du lexique, les accents régionaux qui malaxent l’élocution, la complexité des allusions culturelles, l’énorme bibliothèque que digère et recrache sans mesure un estomac d’érudit.

On tire un bénéfice de cette difficulté : sur un fond de familiarité (l’oralité populaire, le bouffon, l’obscène, le proverbial, le gros comique — sans ruse fine ni morgue « humoristique »), elle fait sensiblement coaguler la matière de langue, qui résiste, ne se laisse jamais effacer par ce dont elle parle, qu’elle raconte ou constitue comme pensée. Aucune illusion d’im-médiateté. Constante affirmation de la vérité (de ce qui se dit) comme construction de fiction, détournement fabuleux, polyphonie incentrable, multiplication des points de fuite : le contraire de l’affirmation assertive de la science ou de la philosophie comme de la banale mimésis narrative. 

C’est une langue hyper-écrite (y compris quand elle a recours aux effets d’oralité). La phrase n’a pas qu’une couche, elle suit rarement une seule ligne (narrative ou pensive). Le système des allusions savantes et des lexiques hétérogènes lui donne un épaisseur rétive (et jouissive !).

Quand c’est plus plat (plus banalement narratif ou plus frontalement discursif), cette platitude provisoire fait, par contraste, vivre d’autant plus les moments denses, complexes, au bord de l’obscurité parfois.

La musique répétitive des listes et autres litanies, récurrentes, prolixes, non justifiables en terme de « sens », introduit là-dedans une sorte de suspension goguenarde, un affolement rythmique. Ces listes sont « trop » : trop longues, trop « faciles », etc. Mais c’est qu’elle viennent comme des refrains dans une chanson, dispersent la diégèse des couplets romancés, bloquent la rationalité, font entendre, sur un mode aéré, ironique, la basse fondamentale de ce que tout cela veut non seulement raconter et faire comprendre mais rendre sensible — en tant qu’au bout du compte littéralement in-signifiant.

 

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05/03 [rat]

 

Rêve de la nuit : tu crois sortir du trou mais où tu sors c’est juste un trou plus grand et si dans le petit tu fus souris te voilà fait dans le gros comme un rat : pointu du museau, poil poisseux, l’œil rouge et la queue annelée. Sauf que la dure queue vernissée du rat est cerclée d’anneaux. Toi tu n’en as qu’un seul au rond du gland et si tu plantes ce gland dans la matière peu identifiable qui bouffe de nuit l’image tu seras arbre dans l’espace immense après avoir été rat dans les catacombes : vissé sur place et criant bouge ! sans bouger, comme à l’opéRAT.

 

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06/03 [Charles  ⊂ Charles]

 

Dehors Jésus (P.O.L)… Du Pennequin tout craché. La prose Pennequin : ultra-rapide, enragée, haletante, goguenarde. Magnifique de rythme enjoué. Réanimée par une poéticité sauvage, elle prend au corps. Elle s’éprouve sensuellement plus qu’elle ne se comprend intellectuellement. Elle ne supporte pas la lenteur du déchiffrement, l’apaisement syntaxique, la pose des phrases.

C’est à prendre ou à laisser : le texte impose sa vitesse, sa bousculade marrante, force à marcher à son pas — ou laisse interdit, aphone, inapte à parler cette langue (et donc à comprendre quoi que ce soit de ce qu’elle raconte, décrit, pense).

Pas besoin, pour cela, d’entendre Charles lire en live. On peut s’entendre soi lisant, prononçant, contraint à le faire par la volubilité du phrasé. Si on ne s’entend pas le faire, aucun accord avec le projet, le propos : mieux vaut laisser tomber.

Dire que ce texte s’éprouve, s’entend, se psalmodie physiquement ne veut pas dire (veut dire d’autant moins) qu’il ne dit rien.

Il ne cesse de dire, au contraire : de former des représentations, des scènes, des amorces de récits. Il dévide des ruminations politiques, des méditations morales burlesques. Il fait surgir des bulles d’aphorismes saugrenus, des proverbes foutraques, des opinions de bistrot. Il fait défiler des personnages pittoresques, engendre des héros attendrissants. On voit moutonner des groupes à la fois pathétiques et drolatiques, ravagés par la vie, démolis par l’exclusion, la marginalité ou la misère, perdus, éberlués de leur propre vie — mais solidaires, rigolards et riches de langues inouïes.

La subjectivité forcenée de Pennequin porte en elle l’objectivité multiple de tout un peuple, d’une longue théorie de gens. C’est une âme de foule. Cette puissance de foule, à la fois ressouvenue (l’enfance) et bouffonnement magnifiée (au présent), est, bien au delà de la subjectivité des sentiments et des opinions du sujet qui écrit, ce qui donne leur élan sarcastique aux paroles et paraboles du Jésus Pennequin et qui conditionne la vitalité de ses interpellations à notre foutu monde.

 

A part : les pages sur Péguy.

« Sur » ne va pas. « Avec » irait mieux. Voire « dans ». Charles (Pennequin) sort comme un bébé braillard du ventre obsessionnel-mélodique de Charles (Péguy). Péguy renaît tout chiffonné d’accélérations, bouchonné rudement, secoué pour qu’il crie, dans la faconde tonitruante de Pennequin : cap au pire !

Pris isolément (arrêtés sur image), bien des énoncés ne sont que des assertions plates, au bord du gnomique (gnomique troupier). Mais la vérité (la justesse, l’effet de réel, la vive sensation d’un monde effectivement éprouvé) n’est pas, comme souvent (toujours ?) en « poésie », dans ces grumeaux de signification. Elle consiste, s’incarne, fait sens dans le mouvements rythmique lui-même, l’enchaînement psalmodique, le constant passage des déchirures (de l’énoncé) à leurs rapiéçages (par l’emportement de l’énonciation) : cette alternance de déliaisons et de liaisons que souffle et ne laisse jamais souffler la vitesse de l’élocution.

 

 

 

 

 



[1] Dans la comédie attique, le πνιγος vient à la fin du premier discours de la parabase ; l’acteur, masque ôté, le profère d'un seul souffle.

[2] On l’a dit calquée sur son souffle dasthmatique…