UNE JOURNÉE QUI PREND DES JOURS (fragments) par Bojan Savić Ostojić
Pourquoi la prudence jouit-elle d’une telle longévité ? Pourquoi nous prend-elle en charge avec une telle assurance et, avec le temps, se fait-elle si impérieuse qu’on n’ose même plus trébucher librement ?
* Est fasciste quelqu’un pour qui certains sont indésirables d’avance. Ce n’est même pas lui qui a conçu de les rendre indésirables ; il l’a seulement recopié ailleurs (d’après des sources dites désirables). Pour ne pas risquer de changer d’avis, il les radie a priori, et, toujours sur la base d’un jugement prononcé à leur sujet par une tierce personne, jure (parce que le fasciste est incapable de décider) de ne jamais échanger un mot avec ces indésirables, de ne jamais faire personnellement leur connaissance.
… Heureusement que, dans la commotion de cet ostracisme interne, il ne peut pas s’interdire de les rencontrer par hasard.
Combien de ces « plaisirs luxueux » t’ont été confisqués puis revendus ? Que vont-ils te prendre maintenant ? Ou peut-être n’auront-ils même pas besoin de te le prendre, peut-être leur suffit-il de te persuader que tu ne le possèdes pas ? Quoi de plus facile ?
Chaque fois que je succombe à la tentation de résoudre un malentendu avec quelqu’un, je m’en repens intérieurement : je sais qu’au fond je cède aux principes de la lâcheté. Il faut prendre soin de ses désaccords et se les rappeler régulièrement ; profiter des jours de loisir pour les affûter et les approfondir. Se féliciter qu’ils soient irrésolubles, paniquer en leur absence.
Rien de plus insincère que quelqu’un qui se repent… mais, peut-être précisément parce qu’alors il n’a pas besoin d’être sincère, il pourrait se permettre de se réaliser comme artiste du repentir.
Ne prêter l’oreille qu’à ce qui s’impose de lui-même, le laisser s’écouler, sans pause, sans intervenir — c’est ce qu’on appelle l’attention. Le miracle et l’imprévisibilité de l’attention. Une image m’attire maintenant, tandis que je la regarde – ou jamais. Tout ce à quoi j’ai ensuite donné le nom d’obsession, n’a jamais duré plus d’une seconde. Me rappelant ce moment d’attraction irrésistible, je l’imiterai, je me mettrai consciemment, artificiellement, dans un état de disponibilité. Mais cette attention dirigée se verra elle-même (heureusement !) troublée par un élément nouveau, trouvé en chemin — qui surgira de nulle part et m’entraînera avec lui.
Avoir raison, savoir – où est le défi ? Ne vaut-il pas mieux te tromper consciemment et laisser les autres te faire confiance ? Et jouir du fait qu’ils te prêtent allégeance, ô imposture ?
Après avoir lu en cachette le journal d’un de mes voisins d’internat, j’ai immédiatement eu envie d’en tenir un — pour le seul plaisir d’être moi aussi feuilleté à mon insu.