JOURNAL 2021, extrait 12 par Christian Prigent
11/12 [le père (demi-portion)]
Steven Spielberg revisite West Side story.
Je n’irai pas.
Voici pourquoi.
Mon père a surgi derrière le titre du film, à peine en ai-je vu la bande-annonce.
C’est dans les années 70, on vient d’acquérir un poste de télé. L’écran luit modestement dans un angle, toisé par le bahut néo-breton. Tout à côté : obus ouvragés à Verdun par un grand-père poilu. Ce souvenir instructif écrase. L’objet, s’il parlait, murmurerait : faites comme si je n’étais pas là.
Comme le chat improductif, les barquettes du supermarché et les blue-jeans des mômes, la boîte à malices n’est que tolérée dans le temple encore assez bolchevique et tapissé de culture livresque : décadence, frivolité, entrisme américain.
Ce soir : West Side story.
Maman en houppelande de fête se plie, genoux pointus au menton, sur son fauteuil perso.
La marmaille endurcit ses fesses sur des chaises Formica.
Papa finit la vaisselle, s’agite du balai.
Du fond du salon bleuâtre de lueurs, on hèle la cuisine : ça commence !
Il ne viendra que la honte déjà bue par tous. Ne s’autorisera ni scène d'exposition ni prémisses d’action. Il sait, lisant tout ce qui lui tombe sous la main, que la scène est à New York, que Truc est fils de Machin, Untel confident de Bidule et qu’A aime B qui ne l’aime pas, aimant plutôt C et cetera.
Le voici quand même : torchon sur l’épaule, blouse de manutention, prolétaire constant. Ses chaussons traînent sur le plancher : petit plus de lissage des cires. Mais il ne passe pas la porte. Ne regardera le film que par bribes, vaquant entre temps à des urgences énigmatiques. Et tout du long debout, appuyé au chambranle, résolument derrière, ostensiblement distrait, en profil égyptien perdu entre ici et là : j’y suis sans y être ; je regarde ? j’écoute ? oui, mais qu’à moitié.
Mais au générique de fin il est là. Tout petit dans ses charentaises. Sans torchon ni balai, mèche en bataille, Gauloise au bec. Amolli de tendresse, l’œil bleu rigolard, dépouillé des principes. C’est un enfant éberlué : ah, c’était bien ! Et il embrasse chacun, qui file au lit, sur le front.
J’en ai encore le cœur serré.
Spielberg, peut-être, aurait fait revenir les larmes douces. Mais à quoi bon, puisque la mémoire se fait son film toute seule ?
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17/12 [éco-poésie]
Poésie… Je ne comprends pas ce mot si on efface la contradiction qu’il désigne, la tension qu’installe cette contradiction.
Primo : poésie = passion de langue. Plus qu’aucune autre posture dans la langue, elle médiatise : participe de la mise à distance du réel[1] immédiat, muet.
Deuzio : poésie = amour de la totalité dite « réel » ; paradoxale recherche d’une alliance verbalisée avec le ce-qui-est, excessif aux langues.
L’effusion lyrique, l’extase bucolique ne se réduisent pas au pathos sentimental, à l’émoi botanique. Au fond d’elles : le souci de la différence non logique, l’obsession de l’im-mensité innommable. Conviction : écrire note un peu de cette démesure, tente d’en restituer l’effet.
Il faut tenir ensemble la distance et l'étreinte. Sinon, en poésie, tout sonne faux. Dont la piété écologiste. On ne peut penser sans complexité, voire sans se heurter à de déroutantes apories, la question du rapport de la poésie à la nature. L’éco-poésie à la mode ne me semble qu’un fantasme hors-sol, un bavardage sulpicien.
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21/12 [Jules Verne passe partout : un téléfilm moderne]
Premier épisode d’une nouvelle adaptation TV du Tour du monde en quatre-vingt jours.
On est chez les messieurs du Londres victorien, Jack éventre sûrement pas loin.
Phileas Fogg n’est plus un gentleman psycho-rigide mais un hydropathe émacié des joues et fragile du moral. Le politiquement correct est assuré : Passepartout est très noir ; une journaliste féministe défie les clubistes machos.
La triplette file à Paris. En mer, Phileas vomit (% de marrant). Emeute à la Gare du Nord. Pas de ça dans Jules. Peu importe l’histoire. En revanche : dose obligatoire d’Histoire (mais pas chiante : légende, décor d’Epinal — mention spéciale au turquoise layette des pantalons militaires versaillais).
Surprise : Passepartout avait un frère ! C’est un ex-communard, esclave marron. La police de Thiers le tue. C’est mal. Thiers est un méchant depuis que la Commune, comme Jaurès, s’est pasteurisée au ciel patrimonial. En fond : enfants faméliques, droits de l’homme bafoués. Ainsi vont au ciné les bonnes consciences.
Et hop : décollage en ballon (clin d’œil aux connoisseurs : Gambetta).
Le gothique ambiant (heroic fantasy) l’exige : image charbonneuse. Phtisique livide (visages) + noir fuligineux (paysages). Même sur fond de ciel bleu il fait nuit. Ça s’agite dans des brouillards. Quelles profondeurs sublimes ! On tutoie l’inquiétante étrangeté. Le tout : très kitsch, ersatz de Ligue des gentlemen extraordinaires.
Mais il faut aussi à la bonhomie télévissée le chromo d’album, le pittoresque sympa. L’image, bon enfant, s’aplatit tout soudain : soucieuse surtout de se faire oublier. Place à la « réalité ». Elle se pavane en dominante pastel (pour la joliesse) encanaillée de pétant (pour l’exotisme). Quota impec d’effet documentaire : pas un bouton de spencer qui manque.
Tout cela cohabite dans une agitation constante, secouée de changements de plan hystériques : ça fonce, plus que 79 jours !
Les comédiens sont maquillés et jouent comme jouent et sont dessinés des personnages de jeu video : lisses, saccadés. Le vrai imite le faux qui s’évertuait à faire vrai. Et le summum du vrai s’identifie à l’apex du faux. Faire faux est un moment du faire vrai (et vice versa). L’époque veut ça, on le sait. Voici revenu le bouquet huysmanien de Des Esseintes : la plus belle fleur n’est pas la fausse qui a l’air vrai mais la vraie qui a l’air faux.
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22/12 [Baselitz à Dresde]
E. épingle « l’absence de trace de la Shoah » dans les peintures inspirées à Baselitz par la Dresde de 1945 : les ruines noircies par le feu, vitrifiées par le phosphore des raids anglais[2].
Remarque : Baselitz enfant a vu Dresde bombardée. Il n’a pas vu Auschwitz. Ça ne disculpe de rien : Auschwitz, même non vu, se sait (sauf dénis négationnistes). Mais le savoir n’est pas ce qui fait peindre. Ce qui fait peindre, même si relayé et mis à distance, après l’expérience, par le savoir objectif, est l’épreuve brute, le trauma personnel.
Il y a une hiérarchie dans l’horreur des événements historiques — dans les degrés de l’épouvantable commun. Les Massacres de Scio sont plus graves que telle cruauté berbère envers les colons de Louis-Philippe. Le Tres de Mayo est un crime plus terrible que tel ou tel attentat espagnol contre les corps de Massena. Guernica répercute un trauma historique, la mort d’un aviateur allemand pendant la bataille de l’Ebre n’en fut pas un. Quant aux souffrances subjectives de Delacroix, Goya ou Picasso : broutilles. Pour autant, le compte-tenu de ces degrés objectifs n’annule pas la force des œuvres que Delacroix, Goya ou Picasso ont tirées de leurs peines intimes.
Objectivement (historiquement), la Shoah est l’apex de l’horreur : un absolu du trauma pour l’humanité moderne. Mais, subjectivement, il n’y a de hiérarchie ni dans l’horreur ni dans la souffrance. La cruauté subjectivement éprouvée (et qui hante une mémoire) ne ne mesure pas à l’aune des échelles de la cruauté historique. Qui a perdu un fils à Dresde ne souffre pas moins que qui a perdu une fille à Auschwitz. Davantage que le plus objectif, c’est le pas-moins subjectif qui informe les formes que cherche à élaborer une œuvre d’art pour réagir au trauma et le représenter — et d’une certaine manière s’en délester, en franchir les limites émotionnelles : le sublimer.
Le travail de Baselitz arbore des symboles qui l’assignent à l’Histoire et l’exposent à la responsabilité politique : on est donc fondé à demander au peintre des comptes sur ses sujets.
Mais en rester là serait déplacé : obéirait à un moralisme adossé à un mur de savoir historique objectif et dominé par une volonté de correction politique.
Ce genre de moralisme peut, sans guère de transition, passer aux formes surplombantes du jugement : distribuer l’autorisation (à écrire, à peindre) et juger de la pertinence des œuvres au regard, non plus du sentiment effectif de la souffrance ou de la jouissance vécues, mais de l’apathie du savoir et des requêtes de l’opinion (quelle que puisse en être la justesse). C’est ainsi qu’on trouve des raisons pour ces dédains (dans le meilleur des cas) ou ces censures (dans le pire) dont les temps actuels nous gavent et finissent par nous donner une déprimante habitude.
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23/12 [Baselitz aux doigts de rose]
ach, Rosa ! Rosa ! le dé
gobillé d’aube dé
vale au bas
j’avale
ce foutreau de crèmes
ondulées il pleut : foutu
matin !
mais aux ferraille
ments de la nuit : bye ! bye !
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24/12 [bel oiseau]
Un martin-pêcheur (quel bel oiseau ! — bariolé, si électrique qu’à peine « vrai ») s’est avisé qu’il y avait dans notre jardin, depuis que V. a consacré à leur installation les jours de confinement, deux bassins à poissons rouges.
Ça fait toujours le buzz au gourbi, la vie sauvage : jumelles !
L’oiseau est bleu, comme dans le conte : joli Martin.
Conte cruel : le pêcheur a repéré la cantine.
Le voici perché sur le rosier à l’à-plomb du bassin.
Concentration maxi. Mépris total pour les chats. Focus sur les frémissements du vivier.
Le plastron fauve orangé est une serviette à son cou. La caméra d’œil déchiffre le menu. Le bec, long, luisant, mortellement noir : braqué comme un index sur la pitance promise.
Ça doit serrer les nageoires des fesses, chez les ides.
Mais de l’humain bouge derrière la haie.
Hop : zig travers feuilles ! zag au ciel !
Et l’éclair fluo file tester incognito un autre garde-manger.
[1] Réel = nature ? Soit. Mais il faut alors que ce mot ne désigne pas que le paysage, le biotope, le milieu où s’agite la vie des hommes ; mais, comme chez Lucrèce, l’engendrement même de la totalité physique.
[2] On le sait : il est arrivé du côté de tel ou tel « négationnisme » qu’on joue ces massacres (anglo-américains) contre les autres (nazis), pour les renvoyer dos à dos.