RETOUR À LASCAUX par Christian Prigent

Les Incitations

18 sept.
2024

RETOUR À LASCAUX par Christian Prigent

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Prière aux animaux.

 

Descente vers la Vézère pour revisiter Lascaux II, découvrir Lascaux IV1  et revoir quelques autres sites plus ou moins voisins : Rouffignac, Le Régourdou… Puis, un peu plus bas, en Quercy, le Pech-Merle.

 

On ne guérit pas de l’émoi qui saisit devant les cortèges de bêtes peintes ou gravées aux parois : il exalte et terrasse, alternativement ou tout ensemble ; face à cela, la pensée, perplexe et ravie, ne s’apaise jamais.

 

Chaque fois, je me re-raconte cette fable empathique que leste peu de savoir mais qui n’en contredit aucun : quelques uns, chargés d’exécuter le programme iconographique du clan, sont entrés dans le noir avec des lumignons tremblants, ont marché tête basse les pieds dans l’argile puis se sont humiliés à ramper comme des bêtes jusqu’au plus lointain qu’ils pouvaient atteindre, au plus difficile, au plus périlleux, au plus angoissant, au plus près de l’autre, du démesuré — au plus haut, en somme, à force d’être en bas.

Ils sont maintenant sous la voûte qui leur écrase l’échine, ils plient, ils sont dans leur église : ils peignent comme on prie.

Adresse aux mammouths, oraison aux chevaux, supplique aux aurochs : « ne nous laissez pas seuls dans ce monde ; vous y êtes chez vous, pas nous, plus maintenant : restez comme souvenirs que nous y fûmes aussi ; soyez la trace de ce que nous avons quitté, l’emblème de ce que nous ne pouvons plus être, les témoins de notre exil, le reproche par nous-mêmes à nous-mêmes sans cesse adressé d’avoir désiré cet exil, le défilé nostalgique de nous ne savons déjà même plus ce que c’était comme vie ni comment on pouvait aller à son pas sans la penser ni en parler. »

 

Ce que peignaient ces hommes recueillis, pieusement soucieux de faire parader aux parois les figures en gloire de bêtes dédaigneuses : l’éternel retour de notre mutité passée, la cérémonie d’un rappel de notre lien perdu avec la nature maternelle et terrible, le vœu que quelque chose en dure, le vertige face au destin du monde animal qui, à tous les sens, passe : sort de l’ombre, y disparaît, persiste pourtant à revenir comme en se jouant des limites de la lumière, de la nuit, de l’espace et du temps — se fait dieu de cette persistance infiniment désirée par qui sait que lui ne persistera pas.

 

*

Médium et message.

 

À l’issue d’une visite à Lascaux IV, on en sait beaucoup plus. Pas (si on a un peu lu) sur les hommes du paléolithique, leurs pensées et leurs œuvres. Mais sur le maniement des tablettes informatiques dont on munit le visiteur (elles sont censées lui expliquer le monde étrange où il s’apprête à entrer).

Ces outils modernes (dits « compagnons de visite ») sont des écrans plus riches en pictogrammes que les parois où les artistes de Lascaux développaient leur langage en signes pour nous indéchiffrables.

Le truc vous pend au cou (au nez, c’était fait depuis longtemps) comme à celui des vaches une médaille de Comice agricole. On tripote, tapote, dactylote, c’est chouette. Au fil du parcours, par la bonne vieille méthode des essais et des erreurs, on finit par maîtriser les codes affichés sur l’écran. Ça fait même des petites phrases ondulatoires qui disent en résumé facile à lire ce qu’auraient dit en compliqué prise de tête des panneaux quasi encore en bois. Les grands enfants de l’ère technologique s’extasient : plus de secrets, eurêka ! Mais on voit du même coup à quel point étaient peu mystérieux, de Polichinelle à vrai dire, ces secrets : rien que des indices pragmatiques, quelques icônes re-customisées pour faire style.

 

Guère d’expérience plus vive, même si ici en version puérile, de la prise de pouvoir du médium sur le message2 : tout au long du parcours dans le site, que de temps passé à bricoler sur la tablette et ne s’intéresser qu’à ce médium et aux moyens d’en maîtriser l’usage (plutôt qu’à regarder les peintures et questionner leur sens) !

 

Mais faisons ce pari un peu perfide : accorder un même intérêt et un effort égal d’intelligence aux signes énigmatiques (pointillés, croisillons, parallélépipèdes…) dont les artistes magdaléniens ponctuaient leurs guirlandes de bêtes finirait peut-être par faire apparaître leur signification et leur usage ; et peut-être n’auraient-ils pas beaucoup plus d’intérêt que la signification pragmatique et l’usage stéréotypé qu’ont les pictogrammes de la tablette allouée au touriste éberlué : savoir si ces signes nous donneraient davantage que des indications mi-pédagogiques mi-ludiques pour trouver le bon sens de lecture et l’usage correct des figures peintes ; et s’ils seraient autre chose que des cartouches élémentaires, des repères commodes, une tabulation pratique, une sorte de fléchage pour les fidèles nuls…

 

Septembre 2024



1 Lascaux I (l’original), je l’ai vu enfant.

2 Même chose dans les musées : les (désormais obligatoires) scénographies prennent le pas sur ce qu’elles mettent en scène. Hauts mobiliers, parois dans tous les sens, murs immersifs, parcours numériques, écrans partout, dédales, niveaux, ah-ah, recoins ; et overdose de choses : trucs à toucher, machins à manipuler, bidules à bidouiller… Affronté ça ces jours derniers, à peu près partout. Même chez Champollion à Figeac, chez Balzac à Saché, dans les coulisses austères de Saint-Savin, à Fontevraud sous les soupentes pas loin des indifférents gisants d’Aliénor, d’Henri Plantagenet, de Richard Cœur de Lion.