Un homme prosaïque par Isabelle Baladine Howald
« Je suis une sorte de poète, c'est-à-dire
un homme très prosaïque »
Robert Walser
maintenant tu ne sais plus toi pour qui savoir était douter et interroger tu ne peux plus
maintenant tu connais la nuit de l'hymne, si grande, si silencieusement rythmée
comme l'étaient tes mains toujours en train de jouer sur d'invisibles touches,
ou ta tête lourde de notes plus que de mots
maintenant la nuit suivie du requiem, ce premier mot de la prière que nous essayons
tous de dire pour le mort que tu es, sans que je comprenne jamais comment nous
puissions dire « il est mort », cette formule même de l'impossible,
tous si difficilement pauvres à jamais de toi :
« Das ist das Ende vom Lied », « ceci est la fin de l'histoire », « cela devait finir ainsi »,
dit le dictionnaire très littéralement ainsi que tu l'aimais
« davon kann ich ein Lied singen » « je suis bien payée pour le savoir » moi qui dois
chanter, sans voix, sans timbre, sans pouvoir gorge ni bouche ouvrir, pour toi.
Je chante, pour toi, tout bas le « je me charge » du chant mallarméen auquel j'appris
tout récemment seulement, trop tard, que tu t'intéressais de près,
je chante tout bas pour toi
chant bas au petit jour dans la ville où je t'ai connu en hiver, vidée de son centre
depuis ton départ, la neige
mêlée aux larmes, froide et chaudes
comment dès lors vivre ici, dans l'absurde et nécessaire fidélité que je te dois plus que
tout
poussant simplement plus loin le courage
« tu es mort » la nuit presque rien le passage
l'énigme dernière « la farouche » dirais-tu
qui nous effraie tant sans doute sans raison
« c'est rien » disais-tu happé et tu était infiniment seul et clos sur toi dans cette
détresse,
tu y étais inatteignable
voici seul comme nous « Tübingen Janvier », Celan traduit par toi, dans ce matin du
même Janvier qui se lève pour la première fois sans toi
la phrase à son terme, la césure entre la vie et la mort - et je vois ici ton geste
d'alternance des doigts d'une main à l'autre s'emboîtant mais pas tout à fait -
voici seul le poème
le poème même c'est la prose et c'est un tel effort pour y parvenir, pour toi de même qui
est allé chercher l'enfance du langage si loin
à moi le balbutiement et les mots sans suite à moi les sanglots retenus et l'appel sans
réponse à moi de te retenir en te laissant t'éloigner à moi de veiller les pages des
livres
à moi hélas désormais sans toi à moi d'écrire ainsi
« pas de cri » m'avais-tu dit il y a longtemps quant à l'écriture
absence de souffle à son comble ellipse dernière
bouche close j'écris : « pour toi »
Strasbourg 28 Janvier 2007
un homme très prosaïque »
Robert Walser
maintenant tu ne sais plus toi pour qui savoir était douter et interroger tu ne peux plus
maintenant tu connais la nuit de l'hymne, si grande, si silencieusement rythmée
comme l'étaient tes mains toujours en train de jouer sur d'invisibles touches,
ou ta tête lourde de notes plus que de mots
maintenant la nuit suivie du requiem, ce premier mot de la prière que nous essayons
tous de dire pour le mort que tu es, sans que je comprenne jamais comment nous
puissions dire « il est mort », cette formule même de l'impossible,
tous si difficilement pauvres à jamais de toi :
« Das ist das Ende vom Lied », « ceci est la fin de l'histoire », « cela devait finir ainsi »,
dit le dictionnaire très littéralement ainsi que tu l'aimais
« davon kann ich ein Lied singen » « je suis bien payée pour le savoir » moi qui dois
chanter, sans voix, sans timbre, sans pouvoir gorge ni bouche ouvrir, pour toi.
Je chante, pour toi, tout bas le « je me charge » du chant mallarméen auquel j'appris
tout récemment seulement, trop tard, que tu t'intéressais de près,
je chante tout bas pour toi
chant bas au petit jour dans la ville où je t'ai connu en hiver, vidée de son centre
depuis ton départ, la neige
mêlée aux larmes, froide et chaudes
comment dès lors vivre ici, dans l'absurde et nécessaire fidélité que je te dois plus que
tout
poussant simplement plus loin le courage
« tu es mort » la nuit presque rien le passage
l'énigme dernière « la farouche » dirais-tu
qui nous effraie tant sans doute sans raison
« c'est rien » disais-tu happé et tu était infiniment seul et clos sur toi dans cette
détresse,
tu y étais inatteignable
voici seul comme nous « Tübingen Janvier », Celan traduit par toi, dans ce matin du
même Janvier qui se lève pour la première fois sans toi
la phrase à son terme, la césure entre la vie et la mort - et je vois ici ton geste
d'alternance des doigts d'une main à l'autre s'emboîtant mais pas tout à fait -
voici seul le poème
le poème même c'est la prose et c'est un tel effort pour y parvenir, pour toi de même qui
est allé chercher l'enfance du langage si loin
à moi le balbutiement et les mots sans suite à moi les sanglots retenus et l'appel sans
réponse à moi de te retenir en te laissant t'éloigner à moi de veiller les pages des
livres
à moi hélas désormais sans toi à moi d'écrire ainsi
« pas de cri » m'avais-tu dit il y a longtemps quant à l'écriture
absence de souffle à son comble ellipse dernière
bouche close j'écris : « pour toi »
Strasbourg 28 Janvier 2007