13 mai
2009
De quel Barthes rêvons-nous ? par Isabelle Baladine Howald
Je n'ai pas écrit ce texte dans l'esprit de l'inutile polémique dont notre époque est si friande mais dans un réel désir de dialogue avec Stéphanie Eligert, auteur de la recension du Journal de deuil de Barthes.
En effet, après un long temps de réflexion, je ne parviens pas à être d'accord avec elle, ou plutôt, si je suis d'accord, c'est dans une optique très différente.
En effet Stéphanie Eligert fait plusieurs reproches à Barthes, et je souscris parfois à son analyse mais je ne partage pas ces reproches, entre autres celui de ne pas avoir résolu par l'écriture de ces fiches, l'angoisse.
Il faut d'abord rappeler ici qu'il ne s'agissait que de fiches, que Barthes n'en a pas fait lui-même un livre et que celui-ci semble avoir été publié contre son souhait. On peut donc penser qu'il l'aurait travaillé autrement, à moins qu'exposer quelque chose d'aussi intime ne lui eût trop déplu, ce qu'on peut bien croire de la part de Barthes, si pudique. Le livre consacré à sa mère, ainsi qu'il le dit lui-même, contemporain du Journal. de deuil étant La Chambre claire, et non ces notes.
(Soit dit en passant, il semble difficile de confier de nos jours à la garde d'un éditeur, un livre qu'on ne veut pas rendre public - qu'est-ce qui oblige un livre à l'être, après tout? -, ce Journal en est l'exemple ainsi qu'un livre à paraître de Nabokov, qui ne le voulait pas non plus... Ce n'est pas un problème éditorial, c'est un problème éthique. On me rétorquera que l'écrivain n'a qu'à le détruire, c'est oublier que détruire un livre est difficile alors qu'on est en vie et qu'il fait partie d'un travail, une partie pas forcément montrable de l'iceberg de l'œuvre, fin de la digression).
La résolution de l'angoisse est une autre question, elle ne peut constituer un reproche alors que tant de textes essentiels en portent la marque (Kafka!). L'angoisse peut détourner l'œuvre, pas la ruiner en tant que telle.
Stéphanie Eligert reproche également à Barthes de ne pas savoir comment faire avec ce deuil et que, par exemple, le sentiment d'abandon saisisse aussi le lecteur : « le texte diffuse sa peur », certes. Il ne me semble pas que cela puisse être reproché à qui que ce soit en plein deuil, à qui survit comme il peut, non sans de fréquents moments de « bouffées de vie » qui le font également errer dans une possible culpabilité.
Bien sûr Barthes est de par la mort de sa mère projeté en face de la sienne propre, bien sûr il fait l'expérience de l'anesthésie à toute autre sensation que celle de la douleur provoquée par le deuil, bien sûr il souffre davantage de vivre sans sa mère que de l'avoir vue morte, bien sûr, si proche dans le temps de la mort de sa mère, il n'a pu trouver la force de survivre à son propre accident (heurté par une camionnette) qui en soi n'était pas grave au point qu'il dût en mourir, bien sûr au fond tout au long de ces pages il ne se passe rien que la lente énumération des états de Barthes, endeuillé, orphelin, déprimé. Il a certainement en effet refusé la dernière épreuve du deuil qui fait que le deuil est accompli : la séparation; on peut aussi le voir comme la marque d'une vraie liberté.
Ce que je ne peux approuver, c'est que cela puisse lui être reproché, au nom d'un Barthes habituellement plus textuel, différent, qui nous décevrait ici.
De quel Barthes rêvons-nous?
« ce livre force à voir autrement Barthes», écrit Stéphanie Eligert ...est-ce si vrai que cela ? et si c'est vrai, est-ce si grave ?
Le Journal de deuil m'a semblé exemplaire sur au moins deux points :
1) Barthes rend l'expérience du deuil universelle : chacun peut retrouver ici le « caractère absolument discontinu » du deuil dont nous avons eu ou aurons tous à faire l'expérience. Ce chaos, ce sol natal qui tremble, cette indifférence à tout et à tous.
2)C'est aussi du pur Barthes, assez proche des Fragments d'un discours amoureux, dans son inoubliable observation du moi. Autrement dit, il est aussi universel qu'individuel, ce qui semble bien indiquer un grand livre.
« Qu'est ce qui ne tourne pas rond dans ce livre (et peut-être aussi chez Barthes)? » est une des questions posées, c'est une bonne question. Un intellectuel à qui les choses réussissent plutôt bien se trouve pris dans un événement qui pour être prévisible n'en a pas moins bouleversé sa vie, quoi de plus naturel, quoi de moins... rond? Pur névrosé qu'il était sans doute par ailleurs, n'oublions pas que dans le même temps de l'écriture de ce Journal de deuil, Barthes a bâti son séminaire sur « le Neutre », celui sur « la Préparation du roman », et écrit La chambre claire. L'œuvre poursuit malgré tout son cours.
Il n'y avait plus rien à récupérer de « sa résonance fondamentale », Roland Barthes n'a trouvé aucun lieu de rechange ; de sa mère il dit : « elle me demande tout, tout du deuil », il n'y a de place pour aucun autre deuil, en somme, il le sait : « comme si j'étais mort ». L'heure de sa mort lui est par ce biais annoncée et il l'accepte.
Son infinie subtilité lui aura permis d'écrire ces fiches qui nous parviennent, en quelques mois où il souligne l'aspect non névrotique de ce deuil, quelques mois de temps immobile, refusant tout substitut, éprouvant « l'effondrement du Recours » (l'écriture). Dès lors, pourquoi rester en vie ?
On peut se poser légitimement la question de la nécessité de publier ce Journal, mais pas celle de sa qualité.
« Qui sait? Peut-être un peu d'or dans ce notes »(RB).
Même un peu, c'est déjà de l'or.
En effet, après un long temps de réflexion, je ne parviens pas à être d'accord avec elle, ou plutôt, si je suis d'accord, c'est dans une optique très différente.
En effet Stéphanie Eligert fait plusieurs reproches à Barthes, et je souscris parfois à son analyse mais je ne partage pas ces reproches, entre autres celui de ne pas avoir résolu par l'écriture de ces fiches, l'angoisse.
Il faut d'abord rappeler ici qu'il ne s'agissait que de fiches, que Barthes n'en a pas fait lui-même un livre et que celui-ci semble avoir été publié contre son souhait. On peut donc penser qu'il l'aurait travaillé autrement, à moins qu'exposer quelque chose d'aussi intime ne lui eût trop déplu, ce qu'on peut bien croire de la part de Barthes, si pudique. Le livre consacré à sa mère, ainsi qu'il le dit lui-même, contemporain du Journal. de deuil étant La Chambre claire, et non ces notes.
(Soit dit en passant, il semble difficile de confier de nos jours à la garde d'un éditeur, un livre qu'on ne veut pas rendre public - qu'est-ce qui oblige un livre à l'être, après tout? -, ce Journal en est l'exemple ainsi qu'un livre à paraître de Nabokov, qui ne le voulait pas non plus... Ce n'est pas un problème éditorial, c'est un problème éthique. On me rétorquera que l'écrivain n'a qu'à le détruire, c'est oublier que détruire un livre est difficile alors qu'on est en vie et qu'il fait partie d'un travail, une partie pas forcément montrable de l'iceberg de l'œuvre, fin de la digression).
La résolution de l'angoisse est une autre question, elle ne peut constituer un reproche alors que tant de textes essentiels en portent la marque (Kafka!). L'angoisse peut détourner l'œuvre, pas la ruiner en tant que telle.
Stéphanie Eligert reproche également à Barthes de ne pas savoir comment faire avec ce deuil et que, par exemple, le sentiment d'abandon saisisse aussi le lecteur : « le texte diffuse sa peur », certes. Il ne me semble pas que cela puisse être reproché à qui que ce soit en plein deuil, à qui survit comme il peut, non sans de fréquents moments de « bouffées de vie » qui le font également errer dans une possible culpabilité.
Bien sûr Barthes est de par la mort de sa mère projeté en face de la sienne propre, bien sûr il fait l'expérience de l'anesthésie à toute autre sensation que celle de la douleur provoquée par le deuil, bien sûr il souffre davantage de vivre sans sa mère que de l'avoir vue morte, bien sûr, si proche dans le temps de la mort de sa mère, il n'a pu trouver la force de survivre à son propre accident (heurté par une camionnette) qui en soi n'était pas grave au point qu'il dût en mourir, bien sûr au fond tout au long de ces pages il ne se passe rien que la lente énumération des états de Barthes, endeuillé, orphelin, déprimé. Il a certainement en effet refusé la dernière épreuve du deuil qui fait que le deuil est accompli : la séparation; on peut aussi le voir comme la marque d'une vraie liberté.
Ce que je ne peux approuver, c'est que cela puisse lui être reproché, au nom d'un Barthes habituellement plus textuel, différent, qui nous décevrait ici.
De quel Barthes rêvons-nous?
« ce livre force à voir autrement Barthes», écrit Stéphanie Eligert ...est-ce si vrai que cela ? et si c'est vrai, est-ce si grave ?
Le Journal de deuil m'a semblé exemplaire sur au moins deux points :
1) Barthes rend l'expérience du deuil universelle : chacun peut retrouver ici le « caractère absolument discontinu » du deuil dont nous avons eu ou aurons tous à faire l'expérience. Ce chaos, ce sol natal qui tremble, cette indifférence à tout et à tous.
2)C'est aussi du pur Barthes, assez proche des Fragments d'un discours amoureux, dans son inoubliable observation du moi. Autrement dit, il est aussi universel qu'individuel, ce qui semble bien indiquer un grand livre.
« Qu'est ce qui ne tourne pas rond dans ce livre (et peut-être aussi chez Barthes)? » est une des questions posées, c'est une bonne question. Un intellectuel à qui les choses réussissent plutôt bien se trouve pris dans un événement qui pour être prévisible n'en a pas moins bouleversé sa vie, quoi de plus naturel, quoi de moins... rond? Pur névrosé qu'il était sans doute par ailleurs, n'oublions pas que dans le même temps de l'écriture de ce Journal de deuil, Barthes a bâti son séminaire sur « le Neutre », celui sur « la Préparation du roman », et écrit La chambre claire. L'œuvre poursuit malgré tout son cours.
Il n'y avait plus rien à récupérer de « sa résonance fondamentale », Roland Barthes n'a trouvé aucun lieu de rechange ; de sa mère il dit : « elle me demande tout, tout du deuil », il n'y a de place pour aucun autre deuil, en somme, il le sait : « comme si j'étais mort ». L'heure de sa mort lui est par ce biais annoncée et il l'accepte.
Son infinie subtilité lui aura permis d'écrire ces fiches qui nous parviennent, en quelques mois où il souligne l'aspect non névrotique de ce deuil, quelques mois de temps immobile, refusant tout substitut, éprouvant « l'effondrement du Recours » (l'écriture). Dès lors, pourquoi rester en vie ?
On peut se poser légitimement la question de la nécessité de publier ce Journal, mais pas celle de sa qualité.
« Qui sait? Peut-être un peu d'or dans ce notes »(RB).
Même un peu, c'est déjà de l'or.