Vie d'artiste à Montparnasse. par Raymond Federman
Deux clochards ont décidé de devenir artistes-peintres à Montparnasse. Ils sont donc allés à Paris, ont loué un studio à Montparnasse, ont mis une blouse d'artiste et un béret et, pour se lancer, ils ont peint sur les murs de leur studio tout ce qui se trouvait à l'intérieur de la pièce. C'est une grande pièce carrée haute de plafond, avec une fenêtre donnant sur la rue. Travaillant ensemble en parfaite harmonie, ils commencent par reproduire la fenêtre sur le mur d'en face, si bien qu'il y a maintenant une copie parfaite de la fenêtre : elle est si bien réalisée qu'il est impossible de dire laquelle est la vraie. Puis ils peignent les tableaux accrochés au mur, tous des auto-portraits des clochards artistiquement encadrés, si bien que maintenant, tous les tableaux qui les représentent existent aussi sur le mur opposé mais incorporés au mur et, malgré cela, aussi convaincants que les originaux. Dans un coin de la pièce, il y a deux bureaux côte à côte contre le mur. Les clochards peignent des copies des bureaux et de leurs fauteuils dans un coin de la pièce juste en face des vrais. La composition et la perspective sont si parfaites que si quelqu'un entrait dans le studio et décidait de s'installer à l'un des bureaux, il ne pourrait absolument pas distinguer les vrais bureaux de leurs reproductions. Ils peignent au plafond tout ce qu'il y a sur le plancher, la table de travail, les tabourets, la corbeille à papier, les chevalets (ils ont chacun leur chevalet), y compris eux-mêmes, mais la tête en bas, bien sûr : la réplique est si exacte, cependant, que quiconque se mettant sur la tête pour regarder le plafond serait dans l'incapacité totale de faire la différence entre ce qui est sur le plancher et ce qui est peint au plafond. Finalement, tous les objets du studio sont réfléchis sur les murs et sur le plafond, y compris les chevalets dressés au centre de la pièce avec dessus une grande toile qui représente la pièce et les deux clochards artistes debout devant leur chevalet en train de faire leur auto-portrait. Ils se peignent alors avec un sourire de satisfaction sur le visage, debout devant les chevalets qui font partie du tableau qu'ils ont peint sur le mur. Pour finir, ils se peignent assis aux bureaux imaginaires, la tête entre les mains, les coudes posés sur le bureau. Pendant un moment, ils se contemplent assis à leur bureau imaginaire, puis ils se dirigent chacun vers le vrai bureau, s'assoient, déploient chacun une grande feuille de papier sur son bureau et se mettent à dessiner une esquisse d'eux-mêmes assis à leur bureau en train de faire leur propre esquisse.