Lettre à Philippe Grand pour parler de "Retractationes" par Jean-Pascal Dubost

Les Incitations

24 oct.
2024

Lettre à Philippe Grand pour parler de "Retractationes" par Jean-Pascal Dubost

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Paimpont, le 22 octobre 2024

 

Cher Philippe Grand,

 

C’est certes classiquement commencer, mais je commencerai par le titre. En latin, le mot retractatio signifie « remaniement de ce qu’on a dit, retouche, correction », et Saint Augustin1 écrivait en préface de ses Retractationes : « Je vais faire la révision de tout ce que j’ai écrit, livres, lettres ou traités ». Or, depuis Tas IV2, votre travail est un livre continu en constant remaniement, constamment retouché ; chaque livre est un arrêt non pas sur image mais sur l’écrit. Ressassement et questionnement animent ce travail, dans un entassement de textes obstinés (plusieurs de vos livres portent le mot « tas », Tas IV, •TAS•, Tas II)3; et vous rédigez un livre impossible. Ce travail n’est ni poésie, ni philosophie, ni journal (de bord/intime), ni brouillon, ni notes, ni miscellanées (ou varia), il est tout au contraire tout ça réuni : la pléthore de possibilités lui confère une identité sans genre identifiable affirmé (tendance est de dire dans ce cas : « inclassable » ; sans étiquette ?... mais l’inclassable est une étiquette). Ce sont des fragments qui forment un tout, mais quel tout ? Il y a quelque chose de l’essai, en référence à Montaigne, de l’essai bigarré, sur vous-même, et plus précisément de l’essai sur votre pensée en mouvement, et si je devais poursuivre la comparaison avec le philosophe bordelais, une pensée qui va au gré de sa fantaisie, « mes conceptions et mon jugement ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant »4, entreprenant tout ce qui se présente à elle pour construire le fragile édifice qu’est une pensée ; votre œuvre est un essai labile. Et comme la pensée file, se transforme avec le temps, je me demande si votre livre continu n’est pas un essai de memorandum, s’il n’enregistre pas les observations que vous faites sur votre pensée, les étapes de son évolution, un souvenir de lui-même (je parle de ce livre précisément, mais il en va de même pour tous les autres, car traiter de ce livre, c’est traiter du livre continu). Mais que dissimule cette volonté d’enregistrer ? Je laisse au futur lecteur se faire une idée.

 

Si votre livre a une apparence fermée par son (apparent) autotélisme et semble tourné vers lui-même, être est un livre avec « les yeux tournés vers l’intérieur/ou le regard tourné en dedans », pour vous citer, s’il s’enfonce « dans le magma opaque qui est [v]otre substance » (propos que vous reprenez à Florence Trocmé), je trouve au contraire qu’il participe de ce qu’Umberto Eco appelait une œuvre ouverte, car elle est œuvre inachevée qui le restera, œuvre en perpétuel mouvement allant d’arrière puis en avant, puis çà puis là, son infini est contenu dans l’objet (apparemment) fini, un infini qui est une ouverture pour le lecteur. Il y a dans votre livre (vos livres) une réserve abyssale de significations, et la multiplicité des pistes de réflexion que cela génère stimule le lecteur, qui prend un certain plaisir à l’opacité lumineuse qui est la vôtre (je renvoie aux magnifiques pages 88 à 90 sur l’incompréhensibilité et l’obscurité). Face à de telles pages, le lecteur ne peut rester le cerveau en pause et passivement lire. Et pour paraphraser Mallarmé5, vous laissez au lecteur la jouissance de deviner peu à peu, sans pouvoir jamais nommer l’objet qui évolue devant ses yeux. Cela a un fort pouvoir attractif. Chacun de vos livres n’en finit pas de ne pas finir, est la mise en abyme de l’inachèvement, et même si l’avancée est pavée de doutes, on sait en vous lisant que l’inachèvement est pleinement vécu. Puis, si selon Mallarmé toujours, le monde aboutit au Livre, et semblez être aimanté par le Livre, il appert que nous avons sous les yeux un livre qui défait le livre continu pour générer une attente excitante (autant la vôtre que celle du lecteur), cette même attente qui stimule l’écriture (et la lecture). Cette œuvre constamment détissée et retissée et inlassablement recommencée réunit Pénélope et Sisyphe dans une même tâche herculéenne.

 

 

Ce livre est peuplé de citations d’écrivains, Max Frisch et Lambert Schlechter notamment apportent nutriment substantiel à votre innutrition littéraire, d’évocations d’écrivains (jusques y compris dans leur plus triviale banalité – vous évoquant aussi quelquefois en de triviales considérations, d’ailleurs, le trivial et l’érudition se côtoient ici avec bonheur), voire vous déplacez votre parole dans celle des autres : « Ce que j’écris, d’une certaine façon, je l’ai aussi lu ailleurs » (Georges Didi-Huberman) (lequel écrit dans le même livre « D’autre part, écrire, c’est avoir lu. C’est avoir pris des notes ou s’être souvenu de mots, de phrases, de tournures, de styles venus d’ailleurs. Dans chaque morceau de littérature s’agite toute la littérature remémorée »6) ; ou bien encore (en note en bas de page) : vous citez Max Frisch dans son Journal 1946-1949 : « Écrire signifie, se lire soi-même ». Vous êtes un être-livre, le livre (avec ou sans L) vous habite et hante… Ces citations, avec l’abondance de notes en bas de page, forment tout un système dialogique avec la littérature, et ont souvent pour fonction de préciser votre pensée (ou de la corriger)7.

 

J’avais noté, au cours de ma lecture, en marge, que ce livre, comme tous les autres livres vôtres, tente de faire le tour de la question, mais la question est : de quelle question ? C’est en cela que votre œuvre est éminemment ouverte.

 


 

1 Que je n’ai pas lu, mais le Gaffiot renvoie à lui, dont on trouve traduites du latin les Rétractations dans la Bibliothèque monastique sur internet.

2 Philippe Grand, Tas IV, Ivrea, 1999

3 Respectivement aux éditions Ivrea, Horlieu, Eric Pesty

4 Montaigne, Essais, I : 26

5 in Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Bibliothèque Charpentier, 1891 (édition moderne : Grasset, Les Cahiers Rouges, 2023)

6 Georges Didi-Huberman, Aperçues, éditions de Minuit, 2018

7 Abondent également les citations dans ces notes en bas de page, ainsi citez-vous Michel Leiris qui, bien avant vous-même, qualifia votre travail : « Un livre qui ne serait ni un journal intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose ni poésie, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment que (par la mort s’entend**) il soit interrompu. Livre, donc, délibérément établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in progress , Journal 1922-1989, p. 614 ».