Le poème éclairé de Philippe Beck (coll.) par Gérard Tessier

Les Incitations

2 mars
2025

Le poème éclairé de Philippe Beck (coll.) par Gérard Tessier

« Mais l’éclairement

ou clarification

est la question. »

Aux recensions

 

 

Dans une récente Incitation, Philippe Beck a rappelé avec force l’état présent du monde « où les beautés inventives coexistent avec les plus sinistres destructions politiques ». Pour preuves, la récente parution simultanée de deux nouveaux livres chez Le Bruit du temps, deux livres majeurs qui viennent éclairer les noirceurs de notre temps : l’un est un livre de poésie (Abstraite et Plaisantine), l’autre un ensemble de proses (Documentaires) qui, dès la première page, dit que la poésie est « la question des questions » et se ferme sur cette affirmation : « Quoi qu’on pense du monde actuel, c’est un monde où il y a des œuvres. » Et le poète-citoyen est à la tâche. Je me rappelle avoir dit, sérieusement, que le vers que je préférais de Philippe Beck était : « Je m’en occupe. » (C’était lors du Colloque international qui s’était tenu à Cerisy-la-Salle et dont les Actes ont paru aux éditions Corti en 2014.)

Une décennie plus tard en 2024 a été organisé à l’Université Paris Cité un nouveau colloque international sous la direction de Alexander Dickow et Laurent Zimmermann, décennie au cours de laquelle ont paru quelque huit livres (poésie, proses et essais de poétique). L’œuvre – considérable – est donc forte à ce jour d’une trentaine de livres. Mais c’est à l’occasion de trois parutions récentes (Ryrkaïpii, livre-événement de poésie ; Idées de la nuit suivi de L’Homme-Balai, proses pensives ; et Une autre clarté, entretiens donnés par Philippe Beck de 1997 à 2022 rassemblés en un livre traçant le parcours têtu d’un effort d’écriture sans relâche, de « l’autre clarté » d’un premier entretien 1997 à « L’autre clarté, à nouveau » qui ouvre les Idées de la nuit en 2023) que les organisateurs ont souhaité consacrer ce colloque dont viennent de paraître les Actes sous ce beau titre : Le poème éclairé. Poétique de Philippe Beck, un fort volume paru aux éditions hermann (volume virtuel malheureusement mal visible : pour se le procurer il faut en demander l’impression !).

Dans leur Avant-propos, Dickow et Zimmermann repartent justement de la question du lyrisme propre à la poétique singulière de Philippe Beck, « lyrisme sec » et « chant objectif », qui était au cœur du colloque de Cerisy, considérant que ce lyrisme neuf est un autre lyrisme, un lyrisme différent. Les interventions et approches s’attachent à composer un « retour critique à la poétique de Philippe Beck et à la nature du poème ouvert par lui ». Le volume s’organise en trois parties consacrées aux trois ouvrages retenus entre lesquelles s’intercalent des études qui approfondissent des Éléments de poétique générale. Après un dialogue avec l’éditeur de Ryrkaïpii Yves di Manno, les Actes se closent par de très importantes Annexes qui offrent des textes inédits de Philippe Beck, notamment une conférence donnée à l’École Nationale Supérieure d’Architecture (« Poésie Locale, poésie Globale ; la prose du monde comme poème »), et singulièrement une réponse à des questions adressées par Judith Balso à la fin de son intervention quant à un supposé « défaut d’œuvres décisives dans l’époque », œuvres susceptibles de donner la mesure du tragique de l’époque. Or, l’œuvre entier de Philippe Beck – dans tous ses registres de discours, y compris l’hilarotragique :« L’hilarotragédie ne diminue pas le tragique ; elle tend le besoin de le penser sensiblement selon les possibilités modernes d’un genre plusieurs. » – est une tentative sensible de prendre cette mesure, les poèmes d’Abstraite et plaisantine le prouvent magistralement. Et je me joins au remerciement que Judith Balso adresse aux premières lignes de son intervention : « remerciement à Philippe Beck de ce que son œuvre existe, ces livres successifs qui, pour moi et d’autres dont le nombre je crois grandit, sont devenus ce que Robin Blaser appelle de “grands compagnons”. »

 

Il ne peut être question ici de rendre compte d’un ensemble si riche et si dense. Mais au mieux de suivre des parcours de lectures, des approches diverses et répondre ainsi à l’appel de Alexander Dickow et Laurent Zimmermann : « un retour vers les poèmes, encore à lire, à relire ».

 

Dans Une autre clarté, Alain Badiou concluait son entretien avec Philippe Beck par cette formule : « En tant que notre fabuliste. » La Fontaine et le genre de la fable sont au cœur de la poétique de Beck, et c’est sous cet angle (de la revisite « d’un genre ou d’une forme, mais pour le temps présent ») que Paul Échinard-Garin, dans sa magistrale étude « L’Ours, l’Âne et le Rieur : la piste animale et le pouvoir des fables », lit de manière éclairante, précise et détaillée (lecture qui est une contribution décisive à ce que j’appellerais, reprenant un titre du critique Daniel Arasse : pour une lecture rapprochée de la poésie de Philippe Beck) le volume de Ryrkaïpii. Traversant tout l’espace du livre, il piste (tout en interrogeant le motif du pistage du poète lui-même, « l’essentielle feinte » du pisteur-pisté.) les traces fabulistes, les personnages/impersonnages animaux, les « signes de reconnaissance qu’envoient les poèmes » au lecteur, les « figures majeures » du rire comme « résurgence d’un danger ancestral »… Pour Philippe Beck, La Fontaine est un La Fontaine « futur » qui nous « indique justement quelque chose comme cet espace de la pensée s’élaborant dans le vers, par le vers ». Et il conclut sa conférence donnée en annexe ainsi : « Alors, “Je tondis de ce pré la largeur de ma langue”, c’est selon moi le plus beau vers de la langue française ; il est mis dans la bouche d’un âne qui définit très exactement l’espace du poème. »

 

« Où va le vers » affirmait en 2001 Philippe Beck et dans le texte de la conférence de 2015 (donné en annexe) il précisait ainsi sa détermination : « Je me décide de plus en plus nettement pour le poème en vers (…) aussi pour que le poème trouve sa caractérisation contre cette extension infinie du poème ou de la poésie. » Le colloque éclaire ce que signifie ce nouvel horizon du vers et revient sur cette idée forte de la poétique de Beck : « l’idée de la prose, c’est la poésie », renversant la proposition de Walter Benjamin « voulant que l’idée de la poésie soit la prose ». Dans son étude, justement intitulée « Pré, langue, largeur », Laurent Zimmermann cherche à caractériser le « vers de Philippe Beck » et la singularité de son travail du vers qu’il veut « saisir concrètement » en analysant précisément des poèmes de Ryrkaïpii, tenant compte aussi d’un passage du recours au prosimètre des premiers livres à celui du « vers libre mesuré », hétérométrique ensuite. Et Élodie Laügt, dans son approche d’un travail de la lenteur dans le poème – celle du « rudoyant bœuf », rappelle ce que disait Royère : « Le vers libre a tous les droits, sauf celui de ne pas être vers. » L’idée et la pratique du vers dans le travail poétique de Beck ne peuvent être comprises qu’au regard de la prose ou des proses et Zimmermann met en évidence ce trait du poème beckien en tant qu’il serait un « moment d’émergence, dans les proses, de la poésie », mettant au jour une pratique de « l’enjambement faible », une « persistance du chant » par « un travail sur les régularités sous-jacentes », logique inconsciente des nombres qui forme la tresse des blocs de vers qui fait entendre dans le poème « la présence du chant ».

 

Ce chanté si singulier de la poésie de Philippe Beck, de sa Lyre Dure, se place (comme il se dit de la voix), selon Élodie Laügt, entre deux impossibles aujourd’hui pour le poète : « Merlin retiré » et « Orphée poète-phare », il est la voix de l’impersonnage. Voix qui berce ou claironne, voix qui insiste dans le monde pour Danièle Cohen-Levinas (« La fin du poème annoncée, réitérée tant de fois depuis Adorno, n’aura pas lieu. », ce qu’ailleurs Beck formulait ainsi : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle existe. ») et elle entend les poèmes de Philippe Beck comme des « événements de langue et de sons entremêlés », « polyphonie des clartés assemblées » qui « témoigne poétiquement » du monde. « Comment être poétiquement au monde ? » s’interroge Aurore Dupaquier. Pour elle, « l’affaire est musicale » en ce que la « société des humains » « fait dans la musique l’expérience du monde ». Elle suit alors le « sillon du vers beckien » comme lieu d’émergence d’un « devenir-musique » et distingue un double devenir – double postulation : devenir-sirène (mais « sirène relative ») et devenir-rhapsode (si « la rhapsodie est une forme-plusieurs »), tout l’effort du poème consistant en la recherche d’un équilibre entre « l’enjambement qui fait sentir l’élaboration progressive de la pensée, et la syncope qui toujours se bat contre la mesure ». La musique (musicalité ou mélodicité) est centrale dans la réflexion poétique de Philippe Beck, elle est un objet de questionnement paradoxal pour le poète-Ulysse (voir son Traité des Sirènes). Elena Truuts est à l’écoute dans Ryrkaïpii de la « musique qui ne résonne pas » et de la voix basse du chant qui « va dehors », depuis le poème, en tant qu’il est un « lieu chantant » où s’élabore une pensée sensible. Le poème est « le lieu d’une musique du sens »

 

L’enjambement, Jonathan Rousseau y revient dans sa lecture vers à vers du poème fondamental (souvent commenté) dans l’œuvre de Beck « David Olère » (Chambre à roman fusible). J. Rousseau révèle une « exactitude du dit poétique » qui répond à « l’impossibilité de la description pure et simple ». Et Philippe Beck lui-même y revient dans la conférence déjà citée : redisant la distinction des deux chambres (Kammer et Zimmer), il pose la question : dans cette affaire (« l’explicite projet d’extermination »), « que peut faire le poème en langue » ? Il y apporte la réponse suivante, décisive : « La “désallusion”, c’est ce que je propose comme une procédure du poème ; le poème n’existe pas simplement pour faire allusion à ceci ou cela qui appartient au monde. Il possède une forme de littéralité (…) toujours conditionnelle ». Cette autre littéralité, cette « désallusion » (à confronter peut-être au « dégagement » de Celan, rappelé par É. Laügt), caractérise ce que J. Rousseau nomme la « Lyre-témoin » de Beck. L’entretien que cite Rousseau (« Dialogue de la poésie avec la prose testimoniale » dans L’autre clarté) est de toute première importance. À la question initiale de Frédérik Detue, Philippe Beck répond par son étonnement (« une hantise ») devant « le fait que votre question ne m’ait jamais été posée, comme si les poèmes dont vous parlez n’avaient pas été lus ». Et, en effet, la lecture des livres de Beck révèle que dans chacun de ces livres se trouvent, selon des modalités diverses, des allusions ou désallusions à la mémoire de l’extermination et au présent de cette mémoire. A. Dickow convoque lui aussi ce poème (« David Olère ») pour aborder la question du passage de la description qui caractériserait Dans de la nature à la peinture (la dé-peinture ?) qui caractériserait Ryrkaïpii, les deux livres étant apparentés comme livres de l’œil, œil-contemplation pour l’un, œil-action pour l’autre, et comme relevant du genre revisité de l’idylle enveloppant celui de la satire. (« Pour Beck, l’idylle est un genre qui relève de l’effort héroïque ; elle se construit sur fond de tragédie. »)

 

Tim Trzaskalik propose une lecture très stimulante d’un poème de Ryrkaïpii. Partant du concept beckien du poème comme « lieu de rendez-vous », il prend la mesure de ce qu’il appelle des « chocs de commensurabilité » et, après avoir reconnu en lecteur familier les personnages et impersonnages qui peuplent cet « espace de rencontres possibles » qu’est le poème, il saisit les processus de la récriture d’un texte de Laforgue par Philippe Beck, justifiant l’équation première de Beck (Garde-manche hypocrite, 1996) : « amour = ambition + érudition ». Pour rendre compte des passages d’un impersonnage à l’autre (de Baudelaire à Ulysse à Balzac, de Kopenawa à Scelsi à Rilke), Trzaskalik, recourant à un vocabulaire cinématographique, évoque la scène du poème, le cadrage, les fondus-enchaînés et nous fait entendre une bande-son anthropologique (onomatopées d’une langue chamanique), tout ce que réalise celui qu’il nomme « l’homme-travail-Beck ». Le travail poétique de Beck regarde et questionne toujours les autres arts (voir notamment Opéradiques) et donc aussi le cinéma, les films et les acteurs. Pour exemple, dans cette hilarotragédie qu’est Ryrkaïpii, le passage burlesque de Godard en « Jean-Luc le Camion », exemple de ce que Benzbir appelle « une ironie érudite ». Dans son dialogue avec di Manno, Beck évoque la hantise de la tradition : « Toute l’érudition humaine est en nous de manière fantomatique, elle circule en nous. Le rôle du savoir dans tout ce que nous faisons est plus que jamais une question… » Hisato Kuriwaki, dans « Pour une éducation poétique », s’intéresse à la didactique à l’œuvre dans la poétique de Philippe Beck, au rapport entre la « bibliothèque ouverte » (« lieu de la mémoire ») et la poésie (« technique de la mémoire »).

 

Les lieux dits sont regardés de manière particulière par Pierre Jamet qui propose une « Géopoétique de Philippe Beck » après avoir retracé l’historique de la notion. Ce qui le conduit à définir, dans le contexte du « livre comme monde-espace » chez Beck, les vocables (« mots-clés ») suivants : « monde, nature, terre, formes et forces ». Ce qui fait « la grandeur de la poésie, sa dignité », c’est « cette responsabilité, ce souci de la “jungle générale” », responsabilité que « l’œuvre de Beck assume ». Comme Philippe Beck le rappelle (« Écrivant est cartographe », « la pensée est géographie », « lyrisme géographique »), le poème est lui-même paysage de mots. Noms de pays, de villes forment la carte sonore, réelle et imaginaire, des livres qui invitent au voyage (il est possible pour chacun des livres de Beck de dresser un « index des lieux ».) ou introduisent à une géographie impersonnelle. Une géopoétique propre à la poétique de Beck se révèle selon P. Jamet dans « le jeu du monde et de la terre expressive, jeu des forces et des formes qui se nouent ou s’enchâssent rythmiquement », géopoétique peuplée d’un monde comme « totalité ouverte », de l’immense bibliothèque de géographie mondaine, sociale, biographique, littéraire, anthropologique…

 

La question des sources est évidemment très vaste concernant les livres de Beck, et la bibliothèque n’en est qu’un aspect. « L’idée pratique » première de Ryrkaïpii est rappelée par Chiara Soini : « l’ours blanc qui s’approche du village de Ryrkaïpii, poussé par la faim », mais cette origine du livre n’est pas seule et C. Soini porte son attention sur le « concept de cause occasionnelle » pour décrire certaines formes du « processus créatif » qui conditionnent l’expression en poèmes. Formes plusieurs, puisque « nous sommes tous traversés d’un peuple en puissance », qui conduisent C. Soini à étendre le concept de « cause occasionnelle » unique à celui de « concauses » (ou causes multiples) que Philippe Beck emprunte à un roman de Gadda. Si le livre Ryrkaïpii est un événement, alors une « multiplicité de causes » en est à l’origine, origine qui devient un motif de variations sur la scène même du livre, lieu d’abstraction pour le poète-enquêteur de l’autre clarté, pour l’impersonnage (« quelqu’un au contour général ») suivant les traces de « l’animal-guide » entre chasse et désir qui ne se confondent pas.

Cette question du processus créatif est au cœur du dialogue avec l’éditeur de Ryrkaïpii, quand il évoque le temps d’élaboration du livre qu’il qualifie de livre « en expansion », expansion causée par les modifications apportées (corrections, ajouts, amplifications). Processus qui vaut pour Ryrkaïpii mais n’est pas généralisable car chaque livre obéit à une vie d’écriture qui lui est propre, depuis le surgissement de son idée pratique jusqu’à son impression. Chaque livre, si on peut le dire ainsi, a sa biographie, faite de ce qui le nourrit (la dévoration est un thème de Ryrkaïpii), et dépendante aussi de la vie du poète qui, tout au long du processus d’écriture, est présent au monde, rencontre des livres (voir par exemple la lecture faite de l’ouvrage sur Joseph Kabris qui aura une importance décisive dans le dessein de Ryrkaïpii), réagit à la pression du dehors, se consacre à la famille restreinte…

 

L’impersonnage (derrière lequel il y a une personne) doit répondre à ce que Johan Faerber appelle la « pesée du dehors » (le monde comme il va mal, « la violence affolée du cours du monde ») qui oblige à « l’effort de pensée (penser) pour comprendre ce qui (nous) arrive ». Mais quand la pesée du dehors « étouffe la survenue du poème », le poète recourt à la prose, « disposition au malheur ». Pour Philippe Beck, « la prose est due à faible quantité de bonheur. Coule en elle une petite lignée de poésie, qui est lignée du bonheur ». J. Faerber extrait cette citation de Un Journal qu’il met en regard de L’Homme-Balai, « journal de non-confinement » écrit en 2020 pour analyser la « forme particulière que prend l’expérience diariste » (dont la figure emblématique est Merlin sous la cloche de verre), pages ou « blocs de pensée quotidiens » pour un « cahier de bord impersonnel ». L’homme-balai (qui vient du satiriste Swift) est lu comme « figure de la réversibilité ou de la réversion à l’œuvre chez Beck », « ce qui échange sans répit sa place du dedans au dehors » dans ce singulier moment du confinement (« moment de césure évidente », écrit Beck) qui a fait du poète, comme chacun, un être « isolé », « affecté », se tenant « comme un homme-discours ». Ces proses poétiques, où le filigrane de la poésie éclaire les Idées de la nuit du dedans, forment un journal extime « sous les signes conjoints de la lettre ouverte et du désir de rencontre », qui « se donne comme pointe de contact ».

 

Ce contact cherché avec l’autre (tout un chacun dans son enfermement contraint) est la quête d’un sens commun selon Armelle Cloarec dans sa lecture de L’Homme-Balai. La mise à distance forcée (« distanciation sociale ») nécessite « le travail de l’imaginaire » pour « accéder au vrai cherché » de manière à atteindre l’autre par la littérature (le « toucher à distance » selon Beck), quand « la peau du commun » est risquée, quand ce qui caractérise la société c’est, « non plus uniquement le fondement du lien entre les êtres », mais « l’écart ». A. Cloarec cite alors cette phrase essentielle pour comprendre la poétique de Beck : « Dialogue intérieur et monologue extérieur sont un, si “nous sommes un dialogue”. » Le poète travaille à maintenir ou rétablir les liens (voir par exemple l’Avertissement qui ouvre Abstraite et plaisantine : « le livre médite le mode d’être des liens »). Ludovic Duhem parcourt l’ensemble du volume des entretiens (Une autre clarté) au prisme de la notion de « monologue extérieur », notion présente dès le premier des entretiens en 1997 dans lequel le garde-manche est dit « “monologuant extérieur”. Admettons que ce soit une figure de l’écrivain, ou de son activité. » Cette activité n’est pas, Duhem le souligne, « retrait en soi », mais il est « doublement adressé : adressé à l’extérieur et adressé à l’intérieur », (Beck le dit autrement dans la conférence : « Le poème est un art de l’espace (…) le théâtre du poème est un théâtre intérieur et extérieur à la fois »), adressé « au sens où il est projeté vers l’autre », vers les lisants.

 

L. Zimmermann rappelle que le poème beckien nous oblige, nous lecteurs, et déjà nous « oblige à relire », à être, selon A. Dickow, un « lecteur actif et créatif ». Chaque intervention est ainsi la relation singulière « d’une expérience de lecture », expérience physique et sensible (Philippe Soussan, peintre ; Christian Rosset, musicien), expérience « de la musique du vers beckien “électrosensible” » (Hassaine Benzbir), expérience de ce que la physique du poème de Beck fait au corps lecteur. (« Le corps, le gestuel, le rythme (…) ont toujours fait partie de la poétique de Philippe Beck » dit A. Dickow.) D’où la grande importance accordée par Philippe Beck à la lecture publique, à la voix du poème. Cette voix que David Christoffel distingue de la voix de l’entretien dans sa lecture radio-phonique d’Une autre clarté, lecture qui s’essaie au portrait d’une voix singulière « décidément en équilibre entre berceuse et clairon ». Cette voix incomparable qui ouvre d’intenses chemins de pensée, qui saisit d’emblée le lecteur ou l’auditeur, est le premier de ce que L. Zimmermann appelle « Les étagements de la lecture » dans un texte qui aborde la question d’une supposée illisibilité et veut « saisir comment le sens, autant que le plaisir de lecture, vient à nous » en mettant en lumière, une fois précisée « la différence entre sens et signification », beauté, exactitude, inventivité dans la langue, « jubilation du rythme, de la syntaxe », tenue de la voix (le « ton timbré ») Dans la dernière annexe du volume (un texte inédit de Philippe Beck « Les poèmes sans fin »), il y a ceci : « Or donc, la poésie est l’affaire de tous. Elle n’est pas du tout ésotérique, quelles que soient les difficultés à appréhender (…). Une difficulté demande toujours une pensée. »

 

Dans sa réponse à Judith Balso, Philippe Beck redit la nécessité de « se mesurer aux grandes œuvres qui existent malgré l’impression qu’elles n’existent pas. Exister = donner de la force ». L’œuvre de Beck est là, puissante et disponible, « indéfiniment épuisable ». Prenons-en de la force, maintenant.