Rendre à ces « zar »... par Jacques Barbaut

Les Incitations

05 janv.
2025

Rendre à ces « zar »... par Jacques Barbaut

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« Je me souviens, enfant, d’une rubrique de Charlie Hebdo qui me fascinait : “ les couvertures auxquelles vous avez échappé ” (avec un “ vous ” adressé qui témoigne que le choix n’est pas des plus faciles à faire dès lors qu’on présente son travail au public). Parmi elles, il y en avait d’excellentes, meilleures même que la couverture finalement retenue. Cela me hantait. Toute production a son fantôme. »

Thomas Clerc, commentant quelques archives de son ami Edouard Levé, sur le site de l’IMEC

 

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Un très court — quatre pages seulement de texte en format poche — article d’Annie Le Brun, recueilli avec dix-huit autres dans son livre De l’éperdu (Stock, 2000, repris dans la collection « Folio/Essais »), intitulé — un titre qui est aussi une question — « Qui est le zar de qui ? », s’appuie sur deux textes ethnographiques de Michel Leiris : « La croyance aux génies zar en Éthiopie du Nord » et « La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar » (repris dans Miroir de l’Afrique, Gallimard, « Quarto », 1996).

 

Citant Leiris, Annie Le Brun y définit d’abord le zar : « tout le monde plus ou moins “ a le zar ”, même ceux chez qui il ne s’est pas manifesté. […] Il n’y a pas de zar mauvais, c’est le cheval (c’est-à-dire la personne possédée, considérée comme le cheval du zar) qui gâte tout [...] avec cette particularité fort intéressante que le zar ressemble à son cheval, c’est-à-dire à celui qu’il possède [...], le zar serait en fin de compte l’équivalent d’un individu dont on est le débiteur et qui ne vous laisse tranquille que moyennant fourniture d’un garant ou paiement de la dette ». Eu égard aux très nombreuses occurrences où le nom de Roussel revient dans le journal leirissien, publié posthumément, examinant « la sorte de possession de Leiris par Roussel, autant subie que désirée, autant assumée que tue », Annie Le Brun avance une hypothèse : « la lecture et la relecture d’un cahier inédit de notes de Michel Leiris sur Raymond Roussel m’avaient profondément déconcertée, en révélant l’importance existentielle et l’étrangeté du rapport de celui-là à celui-ci. […] En revanche, j’en vins peu à peu à conclure, non sans surprise, que Raymond Roussel aura été le zar de Michel Leiris. »

 

Reconsidérant à nouveaux frais cette espèce d’emprise-empreinte qu’exerce un disparu — ou esprit invisible — sur un vivant, Annie Le Brun terminait son article avec la question-titre et une sorte d’appel :

 

« Plus encore, à mesurer la violence déterminante de ce rapport de Leiris à Roussel, j’en suis venue à me demander et à vous demander aujourd’hui si la connaissance approfondie de certains auteurs ne nous permettrait pas aux uns et aux autres de mettre en lumière, telle une splendide et obscure parthénogenèse, qui a exercé sur qui ce genre de prégnance tout à la fois avouée et occultée. Autrement dit, qui a été le zar de qui ?

« Edgar Poe pour Baudelaire ? Jarry pour Léon-Paul Fargue ? Mallarmé pour Valéry ? Jacques Vaché pour André Breton ?

« À vous peut-être de continuer cette liste. »

 

Cette incitation à continuer la liste ne me laissait pas tranquille ; par exemple, était-ce légitime de proposer : Flaubert pour Maupassant ? Rimbaud pour Verlaine ? Radiguet pour Cocteau ? Artaud pour Paule Thévenin ? pour Jacques Prevel ? Rodanski pour Jouffroy ?…

 

… J’en vins alors à penser à deux couples contemporains : Hervé Guibert serait le zar de Mathieu Lindon (pour s’en convaincre, lire Hervelino, P.O.L, 2021, du deuxième, consacré à son exceptionnelle amitié avec le premier, exemplairement à leurs deux années passées ensemble à la villa Médicis, et où Mathieu Lindon, en fin de volume, donne en fac similé toutes les pages de dédicace de la quinzaine de livres qu’Hervé offrit à Mathieu), tandis qu’Edouard Levé serait celui de Thomas Clerc (voir « L’homme qui tua Edouard Levé », dix-septième « nouvelle » de L’homme qui tua Roland Barthes, L’Arbalète/Gallimard, 2010 — « Alors qu’il avait déjà publié deux livres et moi aucun, il m’avait dit : “ Dépêche-toi. ” », p. 316).

 

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En octobre 2022, chez P.O.L, est paru le volume des Inédits d’Edouard Levé, édition établie et préfacée par Thomas Clerc : « si la fiction le rebutait souvent, la simplicité du style en revanche l’attirait – ce qu’il appelait “ le neutre ” » (p. 16-17). Cette préface de 15 pages, où je relève en passant les noms de Marcel Duchamp, de Georges Perec, d’Alain Robbe-Grillet, de J.-K. Huysmans, convoque aussi celui de Raymond Roussel (trois occurrences), celui de Michel Leiris, ainsi que celui d’Annie Le Brun — mais nullement, évidemment, la notion de zar.

 

J’en donnai alors ce compte rendu sitaudisien dont je copie-colle le sixième paragraphe :

 

« Ainsi, dans la section “ Dictionnaire ”, cet Abécédaire du tourisme expérimental, qui comporte plus de soixante-dix idées de voyages loufoques, délirants ou hyper-logiques — de l’Aérotourisme (“ Séjourner 48 heures dans un aéroport, sans s’envoler ”), l’Alphatourisme (“ Visiter une ville de A à Z, de la première rue à la dernière selon l’ordre alphabétique ”), l’Archéotourisme (“ Refaire à l’identique les voyages que l’on a effectués jadis ”), le Circuit marabout (“ Zanzibar, Bardera, Radomir, Miranda, Darjeeling, Lingtchéou, Oubangui… ”), l’Esthétourisme (“ Voyager d’Hôtel Bellevue en Hôtel Belle Vue ”), l’Expédition au K2 (“ Explorer méthodiquement la portion d’ailleurs enclos dans le carré K2, d’un plan ou d’une carte ”) ou encore l’Hypertourisme (“ Séjourner dans des hypermarchés dans une perspective touristique. Voyager de gondole en gondole ”), l’Hypotourisme (“ Partir trop peu de temps, avec un budget ric-rac, pour un ailleurs aux charmes chiches dont on maîtrise mal la langue ”) ou le Kif-kif tourisme (“ Partir pour une destination dont le nom est formé par redoublement : Sing-Sing, Bora-Bora, Baden-Baden… ”) —, fera comprendre un peu de l’absurde et du mode particulier d’un certain fonctionnement mental. »

 

Au sujet de ce texte, cette même préface avançait : « une critique du voyage se lit aussi dans le savoureuxIndex : tourisme expérimental, dans lequel Levé imagine différents types de pratiques touristiques obsessionnelles ou burlesques » (p. 18), tandis que la brève introduction (p. 81) à la section « Dictionnaire », la deuxième de ces Inédits, précisait : « le titre du second texte, Abécédaire : tourisme expérimental, est d’Edouard Levé ».

 

Ce passage des « Inédits » — qui n’était pas loin d’être mon préféré —, je le trouvais « levéen » en diable…

 

… Pourtant, récemment, une amie me signale cette information assez insolite — la survenance d’un texte fantôme ! — apparue en bas de la « fiche » consacrée à ce titre sur le site web de P.O.L :

 

Une regrettable erreur s’est produite lors de la publication des Inédits d’Edouard Levé. Les textes des pages 95 à 129, sous le titre « Abécédaire : tourisme expérimental », proviennent intégralement du site LATOUREX (LAboratoire de TOURisme EXpérimental), dont Joël Henry est l’auteur principal. Edouard Levé les avait téléchargés sur un fichier retrouvé dans son ordinateur et nous les lui avons imprudemment attribués.

 

Ou Henry « possédant » Levé, lui-même zar de Clerc : soit un dernier tour, une ultime facétie posthume que ni l’éditeur, ni l’IMEC (l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, qui a recueilli les archives levéennes — 31 boîtes), ni Clerc, son ami proche, ni moi-même, lecteur confiant et naïf, n’ont su repérer.

 

Soit bien : rendre à César ce qui n’est pas à ce zar…