Lettre à Laure Gauthier au sujet de Mélusine reloaded par Jean-Pascal Dubost
Paimpont, le 29 décembre 2024
Chère Laure,
Que ton livre ressortisse à l’hybridité de genre en fait tout le charme ; un charme suscité par la complexité de son tissu narratif ourdi avec des liens tirés de différents domaines littéraires et artistiques ingénieusement entremêlés et produisant un objet littéraire de grande originalité, étiqueté « roman » certes, mais venant perturber les codes romanesques d’aujourd’huy établis selon des critères moins littéraires que commerciaux. Ce livre nourri d’histoire littéraire est une tapisserie palimpseste de haute fabrique. Hybride comme l’est le personnage de Mélusine. C’est un aimable monstre.
Ordonc, tu t’appuies sur la trame d’un récit merveilleux, Le Roman de Mélusine de Jean d’Arras, roman trop ancien pour être lu par le plus grand nombre, gagera-t-on, et suivant le fil de ce récit méconnu tu élabores une traversée (apparemment) dystopique des apparences : celle d’un monde sous écran, regardant le réel via ce prisme, selfisant à l’envie et ad nauseam, s’auto-archivant dans le virtuel et, subséquemment, s’absentant du présent (« la population, absente à elle-même, en était arrivée à ne s’intéresser qu’à son reflet »). Dès les premières lignes, une odyssée se met en place, nous embarque pour une traversée faisant de Mélusine un peu l’Ulysse de Joyce tout autant que la Mrs Dalloway de Virginia Woolf. Mais si ces deux personnages traversent une ville, le tien, plus labile qu’eux, traverse des lieux, des espaces, le monde et ses travers, mais aussi des contes, des légendes, des mythes, des romans, de la science-fiction littéraire ou cinématographique (Matrix reloaded). Mélusine traverse un monde où les sigles, omniprésents, imposent une autorité déshumanisant le rapport au langage (un emploi dont Victor Klemperer soulignait l’autoritarisme sous-jacent), une autorité invisible cependant ubique, plus capitaliste qu’étatique semble-t-il ; et un monde peuplé de ce que tu appelles les « Touristes Traversants », les TT ; lesquels sont une ironique allégorie des humains traversant la vie en touristes et dont le monde se résume au réel-virtuel que leur renvoient les écrans de tablettes et de smartphones et qui n’ont – ni ne cherchent – aucune distance réflexive sinon critique avec ce monde qu’ils ne regardent que sur écran. Ces sigles synthétisent des réalités tellement stupides qu’elles paraissent insensées. Relevons par exemple et pêle-mêle le PQFO, le Programme Quinquennal de Fécondation Optimisée, les DSCO, les Décharges Solides à Ciel Ouvert, la SBS, la Sauvegarde de la Biodiversité des Sons, le CMIV, le Comité de Maintien de l’Image de la Ville, les ARNC, les Ateliers de Reproduction Néoromantiques du Cotentin, et cette très orwellienne VOG, Voix Off Généralisée « qui balaie la forêt [de Brocéliande] et recouvre les sons naturels restants », etc. Tout, dans ce monde, est mis sous sigle à dessein d’absorber les facultés intellectuelles des humains ; monde qui n’est plus qu’une grande carte touristique pour humains déshumanisés. Les Touristes Traversants seraient ce qu’on appellerait dans le lexique d’aujourd’huy des « smombies » (mot-valise réunissant les mots « smartphone » et « zombie » pour désigner « un piéton ayant les yeux rivés à son téléphone mobile au point de négliger son environnement immédiat », dixit Wikipédia).
La section où Mélusine parcourt Brocéliande est une section qui me parle, forcément, et est l’exemple d’un monde entouristiqué, ou festivisé, dirait Philippe Murray. « Tu marches en forêt de Brocéliande, mélusine, une forêt qui n’a de Brocéliande que le nom », où les Touristes Traversants, déconnectés du concret, mais connectés au virtuel, sont guidés par des panneaux lumineux les persuadant qu’ils sont bien dans une forêt (que de nom) prétendue Zone Naturelle d’Intérêt Écologique et Floristique (une ZNIEF, autre nom de l’entourloupe nommée Natura 2000), où « le cerf élevé sous serre ne sait que faire de la forêt », où ces touristes suivent des sentiers organisés par le Trajet des Mythes de Brocéliande (l’office de tourisme), le TMB, souvent sur des vélos électriques, le tout me faisant penser aux critiques acerbes de Philippe Murray contre un monde devenu espace de jeu pour homines festivi, « si je tente de nommer homo festivus l’être d’aujourd’hui, cet être qui n’est plus vraiment parlant, comme on disait autrefois, mais qui m’apparaît plutôt et d’abord festivant […] c’est d’abord pour outrager une civilisation qui accumule tant de catastrophes avec un contentement aussi enragé » (Philippe Murray, Après l’Histoire, réed. Tel/Gallimard, 2007). Les Touristes Traversants ne sont pas des êtres parlants.
Pour ne pas se laisser aspirer par ce monde, ton personnage se fait politique et satirique et se recharge en humour à chaque station (section). Le bain légendaire (mélusinien) dans lequel il baigne est donc le monde réel, mais il y ondoie entre deux eaux, celle de la fiction et celle de la non-fiction (conte vs réalité), comme ton roman. Dans un monde sans âme et ultra-selfisé, sans imaginaire ni rêves (ou bien artificiels et conditionnés par l’ultra-capitalisme), ton personnage essaie de réinjecter de l’âme (de la vie), voire du merveilleux. Où ton livre est captivant, c’est que sous une apparence invraisemblable parce que fantastique, merveilleuse, légendaire, fictionnelle, surgit le vraisemblable de sorte que le monde que tu décris, au final, n’est pas si dystopique qu’il en a l’air, pas si dystopique qu’on se le fait accroire pour se rassurer en se réfugiant dans l’abri le plus prisé des humains, la dissonance cognitive. Tu brouilles les frontières entre fiction et non-fiction parce que le monde que décrit Mélusine reloaded est réel et actuel tant le décalage avec le présent du lecteur est infinitésimal. « Dystopie », nous précise sa définition, désigne un mauvais lieu, néfaste, sombre, mortel : qu’est d’autre le monde actuel ? En une centaine de pages, très condensées, très intenses, tu établis un état du monde insensé. Mélusine reloadedest faussement un roman d’anticipation.
Cela étant, si on veut rassurer le lecteur qui a besoin d’être rassuré, mais sans chercher à le rassurer non plus, on dira que ton livre n’est pas un roman uniquement sombre et pessimiste. L’ironie et l’humour l’en préservent, mais aussi, dans le fait qu’à travers le personnage de Mélusine, toute de grâce et d’intelligence, il nous est indiqué que le salut peut advenir de l’intelligence et de la réflexion sur le langage. En réalité, la contre-utopie de la dystopie dissimule une utopie. Je m’explique : un monde dystopique est un monde sous dictature et sans égard pour les libertés individuelles, or, ton livre et ton personnage sont la démonstration que la résistance à ce monde (et la construction d’un monde meilleur) s’établirait et se renforcerait dans la prise de conscience et l’utilisation du pouvoir de la langue littéraire capable d’en démonter les rouages. Ton livre, grâce ce pouvoir-là, retourne ce monde comme une crêpe. Il ouvre une perspective (utopique) d’un monde intelligent.