Incitation à propos des Incitations par Philippe Beck
Pierre Le Pillouër m’invite à écrire une Incitation. Inciter = impérieusement inviter quelqu’un, le presser de faire vite, lui demander d’intervenir promptement, et non pas trop vite, parce qu’on lui suppose l’aptitude à changer la donne. Il m’est demandé (rien de moins) de créer une promptitude dans la pensée sensible et de solliciter un rendez-vous providentiel. J’ai donc été incité à inciter, à créer une vitesse, une urgence dans la vie contemporaine.
Or, tout va vite dans le monde actuel, ce n’est un secret pour personne. Tout va si vite que la force de ce qui presse disparaît. Il faudrait par conséquent engendrer une autre accélération dans l’expéditive conscience ordinaire qui tient lieu de pilote sur l’océan des faits de la vie moderne. Pourquoi engager les âmes conjointes à leurs corps à accélérer vers certaines vérités grâce auxquelles un réveil pourrait avoir lieu ? Ne sont-elles pas éprises de leur sommeil, ces âmes lovées dans le langage qui formule les raisons de dire Non sans refuser le monde où les mots peuvent se déployer ? Faut-il inciter des âmes se croyant éveillées à réfléchir (à ralentir tant soit peu et dans le paradoxe d’une hâte lente) pour augmenter leur vitalité ? Dans quel état trouvons-nous l’âme des lecteurs en attente ? De quelle vitalité s’agit-il ? De l’énergie en réserve pour progresser en vue d’un monde meilleur, ou bien d’abord de l’énergie de penser lucidement les motifs de ne pas dormir trop longtemps ?
On peut supposer que les lecteurs lisent parce qu’ils escomptent ce qui n’est pas disponible. À moins qu’ils ne lisent pour vérifier le malheur qu’ils vivent. L’indisponible, c’est, à l’évidence, le régime d’un bonheur général. Mais si j’incite le lecteur de bonne volonté à considérer son propre désir de sommeil, je le renvoie au principe de Samsa qui, une fois changé en insecte monstrueux, tente de se rendormir dans l’espoir vain de sauvegarder la relation qu’il entretient avec sa propre humanité. Dormir, c’est moins refuser le monde qu’apaiser la relation de soi avec l’inhumain dedans et dehors. Naturellement, les rêves nous rappellent combien une telle relation pourrait seulement s’apaiser si une paix véritable régnait sur les têtes et les cœurs. Au Simple Jardin, nous ne rêvons plus et ne risquons pas d’être incités à regarder ce qu’il est délicat de regarder. Mais il n’y a pas de Simple Jardin. Il y a la jungle et ses cris de toutes parts, ses attentes ferventes, et le chaos déterministe de la planète comme jungle. Nous sommes des incitations, bon gré mal gré. C’est donc en citoyen du monde, et non en éclaireur des ténèbres que je parle. L’obscur est partagé en chacun, sans exception. Ce qui paraît intéressant dans ce cas, c’est le fait que chaque âme physique soit un manque, une insuffisance et la déclaration des besoins du monde ; chacun est une déclaration provocante à son insu, un document du scandale et non de l’enfer constitutionnel. Chaque corps animé est une protestation avant qu’il ne proteste, parce que, même dans ses plaisirs, il reflète laborieusement l’état négatif de la Terre. La Terre n’est pas négative par nature. Comme construction des désirs, elle témoigne en tout homme et par lui de ce qui lui fait défaut et peut être élaboré. Je dois documenter par ma conscience d’incitation la condition ordinaire qui est la mienne jusque dans mes impulsions à leçonner les contemporains. Ils leçonnent sans cesse, bien plus qu’ils ne pensent, et surtout quand ils crient en dormant. Ce que je viens d’écrire est une simple consignation raisonnée de l’état où se trouve l’ensemble des vivants, bourreaux et victimes pourtant distincts partageant le même monde. Le défi pour la pensée peut être ainsi formulé comme une tâche de comprendre le partage historique du Bien et du Mal (leur co-appartenance à la Terre) sans conclure à la catastrophe originaire de notre espace commun. Se précipiter à la conclusion ténébreuse serait le pire que nous puissions faire sur une planète où les beautés inventives coexistent avec les plus sinistres destructions politiques. Nous ne savons pas comment au juste la culture est aussi le document de la barbarie. Quelle est cette affreuse logique sacrificielle qui est imposée à l’immense majorité des humiliés et offensés au nom de la force qui, désormais, s’accommode du droit ? Elle s’observe à même les émotions de tout citoyen de maintenant, et jusque dans la complexion d’un égoïste dominant que n’épargne pas la sensation de sa propre misère intérieure et du chaos que sa parure décrit pour peu qu’on la regarde. Nul ne sait ce que peut un citoyen.