Une occasion manquée : acte II par Jean-Pierre Bobillot

Les Incitations

18 mars
2025

Une occasion manquée : acte II par Jean-Pierre Bobillot

Michel Murat, Les javelots de l’avant-garde.
Poésie en France 1960-1980
, éd. Corti, 2024.

 

Il y a de cela 2 ans 1/2, j’avais déjà dû faire part de ma déception, aussi irritée que désolée, à la lecture du précédent ouvrage de l’auteur, La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960 : affirmant « se concentre[r] sur ce qui en son temps a fait événement, et sur ce qui a été déterminant pour la suite de l’histoire », il s’y autorisait l’impasse,

— aussi bien 1°) sur Pour en finir avec le jugement de dieu, réduit à un expéditif : « les vociférations d’Artaud » (là où celui-ci, s’appropriant comme nul autre jusqu’alors le medium radiophonique, avait cru pouvoir enfin donner voix et écho, fût-ce « en réduction », à sa poétique « de la Cruauté »)

— que 2°) sur l’effraction lettriste (et a fortiori ultra-lettriste), sous-entendue(s) ou ignorée(s) par l’unique, et plus expéditive encore, mention : « le lettrisme » : les noms d’Isou, Pomerand, Lemaître etc. étaient criamment absents de l’index, contre 14 occurrences pour Barthes — dont une renvoyant à 4 pages consacrées au Degré zéro de l’écriture qui, s’agissant de « poésie moderne », les ignore (en 1953 !) tout autant... — et 7 pour... Heidegger !...

Or (outre qu’on pourrait contester ce critère), qu’est-ce qui a fait événement en poésie, dès 1946-47 et suivantes, sinon précisément, et polémiquement (la presse s’en étant largement mêlée) : — 1°) l’affaire de Pour en finir... (diffusions réservées, censure sine die) et : — 2°) les diverses interventions et publications lettristes ...et anti-lettristes : notamment, les contre-attaques dadaïstes et futuristes (Bryen, Iliazd...) ?

Et (critère certes plus convaincant) qu’est-ce qui a été déterminant pour la suite, sinon : — 1°) Pour en finir..., via publications en revue et volume, ou écoutes clandestines (Lebel, les « Beat »...), puis diffusion officielle (1973...) et : — 2°) le lettrisme : la geste, les œuvres, les théories..., tant sur l’histoire des poésies « expérimentales » (=vocaudioscéniques : Brau, Wolman, Dufrêne...) que du théâtre et du cinéma « expérimentaux » (Living Theater, Marc’O, Debord, Rivette...) ?

 

Cependant — on espère toujours, alors qu’on désespère... —, je me disais : il n’ignore pas tout ça, il ne peut pas le compter pour rien, il va peut-être quand même y venir... à propos de « la suite de l’histoire », justement.

Mais si j’ai pu y croire un instant, le couperet est vite tombé.

 

Le premier coup d’œil à l’index est parlant : Barthes en recul, mais toujours là (8 mentions), Artaud un peu mieux servi (12 au lieu de 8...), mais Heidegger plus envahissant encore (16 !)...

Surtout, face aux 24 occurrences (dont certaines pour plusieurs pages) de Du Bouchet, aux 18 (id.) de Hocquard, aux 19 (dont une pour plusieurs pages) d’Albiach ou de Deguy, et surtout aux 32 (dont certaines pour plusieurs pages et une pour tout un chapitre !) de Roubaud — l’imprécateur des « vroum-vroum » —, ainsi qu’aux 8 de Meschonnic — qui décréta « la poésie concrète et la poésie sonore » nulles et non avenues 1—, les modestes scores de Ponge ou de Queneau et plus encore de Heidsieck (4), Prigent (3, dont une pour 4 pages), Dufrêne (4) Maurice Roche (2 !) ou Michèle Métail (1...), ne laissent guère de doutes sur ce qui est, d’un côté, systématiquement exhaussé, avec maints exemples et détails, et de l’autre, minoré, voire occulté2 — et moyennant quelles explicites connivences...

Or, à y regarder de plus près, le fossé (le déséquilibre) s’accentue d’autant : si Prigent y apparait (très peu), c’est comme figurant : ­à titre d’« héritier à peine dissident » de Denis Roche, puis pour quelques vagues lignes expédiées sur son œuvre ultérieure3; pis encore, Maurice Roche, au seul titre de compositeur (pour Pichette), puis pour son soutien à Roger Giroux (via l’unique n° de la revue Éléments, de 1951 !) : pas un mot sur une œuvre si riche en configurations médiopoétiques des plus diversement inventives, voire surprenantes, où la lettre se fait, « littéralement et dans tous les sens », lèpre du narratif (la plupart de ses livres sont étiquetés « roman »)... et du « sérilleux » !

— Précisons-le, ici (par concession à ce type d’argument) : Compact a même « fait par trois fois événement » : en 1966 lors de sa 1re édition, en noir sur blanc, avec typographies distinctives, aux éd. du Seuil (coll. « Tel Quel ») ; en 1997 lors de sa réédition « en couleurs diverses » (comme eût pu dire Tzara), conformément à la version tapuscrite auctoriale, aux éd. Tristram ; en 2007 enfin, lors de la publication sur disque... « compact », aux mêmes éd. Tristram, de sa lecture audio, non moins auctoriale... —

Aux dernières lignes du chapitre « La place d’Apollinaire » d’un de ses précédents volumes, Murat envisageait, pour « tâche rest[ant] encore à accomplir » — dont il me créditait d’avoir « fourni les premiers cadres » —, « d’établir la place d’Apollinaire dans une médiopoétique »4 : feuilleter, entre autres, Compact lui en eût fourni, au registre lisuel, occasion et matière5; écouter, entre autres, Canal street de Heidsieck (1976), au registre audiovocorporel, non moins.

 

Si les poésies lisuelles (ou la part lisuelle de certaines qui ne le sont pas définitoirement) sont ici totalement ignorées, le titre de chapitre « Lire ce qui est écrit » (au sommaire), et les mentions « Artaud, Heidsieck, Dufrêne » (à l’index), laissent entendre que les « sonores » — c’est-à-dire, les audiovocoscéniques — y auraient, certes minoritairement, droit de cité.

Las ! il faut déchanter d’emblée : dès les p.17-18, on apprend que « la poésie sonore » y fait l’objet de « la plus regrettable » des « absences » avouées que comporte ce volume et que c’est bien de sa faute, puisqu’« elle s’est pensée comme une rupture avec le livre » et que « cette rupture ne s’est pas accomplie » (c’est un peu court ! et pour le moins pas clair...) — le résultat étant qu’en fin de compte, « les promoteurs de la lecture publique ont été, paradoxalement, des poètes du texte. » (Comme s’il n’y avait pas de texte dans la sonore !)

Beaucoup plus loin, p.378-379, on est un peu surpris de lire que « Bernard Heidsieck, François Dufrêne, Henri Chopin, Gherasim Luca [...] participeront au mouvement Fluxus » (un peu rapide, l’amalgame...), « puis au “festival nomade” Polyphonix » et que, non seulement « [l]e cadre où se situe la poésie sonore dans ces années 1960 est celui du happening » (un peu rapide, encore...), mais que « Bernard Heidsieck, son principal promoteur, y voyait le moyen d’une rupture définitive avec le livre » (encore !) et « s’est par conséquent efforcé de l’ériger, sous le nom de poésie-action, en un genre autonome. » Conclusion (bien trop allusive pour recadrer le propos) : « Ce n’est que récemment que ce courant a été envisagé sous l’angle de la performance, et réintégré dans une conception plus ouverte — bien qu’elle ne fasse pas consensus6— de la poésie. » Et le paragraphe suivant enchaîne sur « Royet-Journoud et Roubaud... » : rideau !

La vérité est que Heidsieck ne parlait aucunement de « rupture avec le livre », mais avec l’essentialiste assignation du poème au Livre — genre : « Un poème est un poème, et c’est sur une feuille imprimée qu’on peut le découvrir, y revenir, l’apprendre, l’expliquer. Il faut aux mots du poème un domicile fixe, un lieu où on les laisse tranquilles. Ce lieu, c’est le livre.7 », et qu’impressionné par les « concerts » fluXus (mais réticent quant au happening), il substitua alors, par précaution pragmatique, le terme action à l’épithète « sonore », afin de mieux souligner la composante corporelle, gestuelle et scénique (profération comprise) à l’œuvre dans sa conception du poème.

...Tout ce qu’ont choisi d’ignorer, précisément, les fameux « poètes du texte » abusivement8 qualifiés « promoteurs de la lecture publique » une 350aine de pages plus haut !

 

Pareilles mises à l’écart, contournements ou incompréhensions expéditifs et esquisses de justification plus ou moins embarrassées9 (...en réponse à certaines critiques ?) suffisent à compromettre d’emblée la valeur ou portée historique à laquelle prétend ce volume comme le précédent (et qu’affichent hautement les dates figurant à leur intitulé).

 

 

 1 Critique du Rythme, Verdier 1982, p.635.

2 On m’objectera qu’en 1980, Prigent et ces 3 derniers avaient encore peu publié : mais — outre que TXT faisait quand même quelque bruit — Roubaud guère plus, et Maurice Roche beaucoup plus ! Si l’on peut légitimement tenir compte de ce qu’on connaît de la suite, il convient de le faire équitablement... : v. n.7 infra.

3 N’y est mentionné qu’Une phrase pour ma mère, de 1996 !

4 La Langue des dieux modernes, Classiques Garnier 2012, p.119.

5 Ou Autres textes de Jean-François Bory (Thierry Agullo 1979). Édition quelque peu confidentielle, certes, mais quand on connaît la suite... : v. n.4 supra.

6 Changement de critère : « ce qui fait consensus » viendrait-il subrepticement, et à point nommé, relayer ce qui « a fait événement » ?

7 Finkielkraut/Soriano, Internet : l’inquiétante extase, Mille et une nuits 2001, p.24-34.

8 Car ce sont bien, historiquement, les « sonores » (et leurs prédécesseurs, reconnus tels après-coup) qui ont fait, en amont, ce travail — n’y récoltant bien souvent qu’indifférence ou incompréhension, voire un mépris potentiellement hostile...

9 Ainsi, à propos de « la poésie sonore » : « il aurait fallu lui consacrer un livre à part entière » (p.17). Mais non, justement ! D’une part, comme il le précise en note, il en existe déjà ; surtout, ce qu’on attendait de lui, dans le cadre d’une « histoire de la poésie récente en France » (p.7) — et compte tenu de sa notoriété et surface, tant académiques qu’éditoriales —, c’était qu’enfin, les poésies « expérimentales » de toutes sortes y fussent reconnues et intégrées, de façon équilibrée, dans un panorama raisonné de la poésie en général, et de leurs interactions ou non, polémiques ou non, avec les autres types de pratiques et de théories à l’œuvre dans le champ.