Du vêtement comme tour de magie par Nicole Caligaris
Ce matin, j'ai donné rendez-vous à Jennifer Chambaret, créatrice de vêtements dont elle définit le style "avant tout [par] l’association de l’élégance et du confort," et, "une grande complexité dans la coupe et le détail."
Voici ce qu'elle dit de ses recherches : "Des pièces sculpturales je suis progressivement allée vers des modèles zéro chute, puis coupés en un seul morceau, puis à taille réglable, puis unisexe… J’ai beaucoup expérimenté et je continue de le faire. La recherche de volume est inépuisable !"
Rien ne m'est plus étranger que l'art du vêtement, ou quoi que ce soit qui touche à la couture, mais tout ça m'intrigue et croise mes questions sur le mouvement continu, sur le pli, que je vois dans l'art sculpté du Bernin, ou chez les peintres flamands, comme une hallucinante dévotion à la lumière, et dont je cherche l'expression dans la danse, dans le mouvement du corps, comme une figure d'obstination contre la gravité, contre l'affaissement, contre l'accablement, comme un élan qui naît de la chute même, un surgissement qui naît de la précipitation vers le bas.
Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont Jennifer conçoit, imagine, pense. Elle ne passe pas d'abord par le croquis, par une image projetée du vêtement. Elle part de la géométrie, de formes simples, des carrés, des rectangles, dont elle commence par envisager les combinaisons. Elle fait tout de suite des essais sur le mannequin de couture. Si je comprends bien, elle ne cherche pas comment fabriquer ce qu'elle aurait imaginé, elle explore les possibilités d'un geste, d'une action, à partir d'une forme de base. Plus précisément, le point de départ d'un vêtement est la contrainte d'une forme géométrique simple avec l'idée ou l'envie d'un "détail", dit Jennifer, d'un motif, non pas au sens graphique mais plutôt au sens propre, ce qui engendre le mouvement, le mouvement de la créatrice, et le mouvement du tissu, de la matière qu'elle va animer.
À la question de la définition du pli, Jennifer répond par un verbe d'action, de mouvement : "un pli, c'est un excédent de matière que tu ramasses". Je m'aperçois que je suis moi aussi le principe du pli, dans mes réflexions : je laisse se développer un excédent de matière, de pensées, qui en réalité proviennent des propos de Jennifer et reviennent à ses propos, qui sont comme des ondes, comme une résonance de ses mots.
Premièrement, donc, la contrainte, celle d'une forme géométrique, et celle de la matière, du tissu qu'elle va travailler ou plutôt faire travailler, car je devine que l'art du vêtement est plus proche de la chorégraphie que de la sculpture, c'est un art de l'objet en mouvement, c'est-à-dire qui se forme et se déforme dans le temps. Le vêtement a sa façon propre, autonome, d'exprimer le temps par une successions de formes, et de réagir à sa contrainte essentielle : la gravité. Je comprends que c'est cette force d'attraction vers la terre qui est le véritable partenaire de la créatrice, qu'il s'agit au fond de créer une danse de la matière, de prévoir et d'organiser le mouvement de la matière pour que la gravité produise ses jeux de formes, ses dessins dans l'espace.
C'est extrêmement complexe de faire jouer cette matière fluide, solide, limitée et mouvante qu'est un tissu, de la faire jouer avec la gravité, avec l'espace, le temps, et le corps qui bouge. Je demande à Jennifer ce qu'elle tente, artistiquement, ou peut-être plus exactement ce qui la tente, quand elle se lance dans la confection d'une pièce, et il lui vient un mot tiré du domaine du spectacle : "un tour de magie". L'idée est de donner au tissu une tenue apparemment inexplicable ou qui va présenter un mouvement paradoxal dans la composition d'ensemble : "Comment ça tient ? Par où ça passe ?" Il y a une énigme, dans les vêtements de Jennifer Chambaret, et cette énigme est posée par la relation entre le mouvement et la gravité. Le tour de magie provoque la surprise, l'émerveillement, la curiosité de déceler le secret enveloppé dans le geste qui paraît surnaturel, c'est-à-dire affranchi des lois physiques qui sont le cadre de notre pensée et de notre interprétation du monde. Moins le geste montré est spectaculaire, plus il tient de l'évidence, de la limpidité, plus intense est le sentiment d'impossible, dans ce cadre de nos lois physiques.
Le sculpteur, l'architecte baroques s'efforcent de donner l'illusion du mouvement dans la matière inerte. Le couturier, c'est encore plus subtil, s'efforce de créer, par le mouvement de son vêtement, l'élégance du corps qu'il habille. Il s'efforce de prévoir les formes, les mouvements du vêtement animé par le corps qui le porte, en relation avec la force d'attraction terrestre. Comme pour une pièce chorégraphique au fond, et malgré le fait que ce soit un objet concret, réalisé, le vêtement ne prend son sens que sur le corps qui bouge et qui le fait bouger. Il s'agit, pour le couturier, de donner au vêtement une présence dans l'espace, une présence qu'il va tirer du corps qui l'anime, et une présence qu'il va communiquer au corps qu'il enveloppe.
La grande différence entre l'art du vêtement et la sculpture, c'est le corps auquel le vêtement est destiné, un corps humain, dont le mouvement est à la fois masqué et révélé par le mouvement du vêtement. Cette action entre corps et vêtement n'est peut-être pas sans rapport avec le pli, avec cette ondulation d'une surface continue, qui lui donne un effet de mouvement et surtout complexifie son apparence, la transforme en volume en faisant agir une matière qui n'apparaît pas. J'y retrouve le travail de l'énigme, du mouvement réel caché sous l'effet apparent, et toute l'élaboration de la forme simple vers le mouvement complexe qui caractérise les créations de Jennifer Chambaret.
Le pli et le secret sont des termes comme jumeaux, ils n'ont pas le même corps mais ils ont la même image. Le tour de magie recèle un secret dont le dévoilement révèlera une subtilité des lois de notre réel, une possibilité insoupçonnée, inespérée ?, à l'intérieur des contraintes que font peser ces lois sur notre condition. La vérité au secret du vêtement, c'est le corps de la personne qui le porte. Et, au moment de la confection, ce corps est l'inconnue de l'énigme.