Bakasable d’Ugo Riou par François Huglo

Les Parutions

10 août
2024

Bakasable d’Ugo Riou par François Huglo

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Bakasable d’Ugo Riou

 

            Attention, lecteur, où tu mets les pieds ! Car le sol se dérobe à chaque pas. Un sol sous un autre, qui se superposent comme en un feuilleté de plaques tectoniques, en un récit dont la formation et la formulation reposent, comme le rêve, sur la condensation. Le mot « troupe », par exemple, prend appui à chaque fois sur le théâtral et sur le militaire, qui lui-même n’évolue que sur un théâtre d’opérations. De même, on « fait ses classes » dans l’armée comme à l’école. Une même guerre de tranchées ? « On leur avait fait des promesses de balades champêtres et d’activités extrascolaires. Alors que depuis qu’ils y étaient, ils ne faisaient que s’enterrer. —Apprendre à lire et à écrire ».

 

            Le lecteur apprend à danser sur ce terrain mouvant, miné de surcroît, entre des personnages dont l’âge est simultanément celui des acteurs de La guerre des boutons et celui des « poilus » de 14, en un spectacle « censé être le der des der ». Nous sommes « libérés de l’ordre du temps », comme dirait Proust. Pas sûr que ce soit un cadeau.

 

            Dès la première page, s’opposent les « histoires d’avenir », dont la maîtresse a commencé à nous « bourrer le mou », et « le ventre de nos mères », où nous gardons « tous un pied ». L’avenir est une ligne bleue des Vosges, que doit fixer la troupe vêtue de bleu horizon, sous un « soleil radieux », traduisons « plein de rats » : on préfèrerait « retourner à la cave, pour s’oublier à nouveau dans le noir liquide qu’on a déjà connu ». La cave ou la « cuve sans fond au fond de » Jordan qui répand « son jus gothique partout sur lui ». Le ventre est aussi figuré par le tableau noir dans lequel la maîtresse balance « les clefs de nos caves » ou « la poignée du petit portail bleu », qu’elle vient de scier. Aux mots et au monde proposés par la maîtresse « sur un plateau », je « préfère retourner m’oublier dans le noir liquide », ou construire des châteaux « dans le bac à sable ». Autres équivalents : le cagibi où « je m’enferme pour boire », le bistrot et la tombe : « De nos jours, chacun était si affairé à traverser la scène pour rejoindre sa propre tombe que tout le monde en oubliait le plaisir que c’était de faire un crochet dans un bouge pour se suicider à petit feu en se brûlant le gosier en compagnie d’autres types faisant la même chose que soi ». Le nostalgique de « l’endroit d’où il venait », de cet « endroit où il n’existait pas », ne peut se fier à la maîtresse, qui a « perdu les clés de l’inexistence ».

 

            Le chiffon de Serge, le « concierge machiniste », est « plein de cambouis bleu azur ». S’il peint un beau ciel, il aura droit à « un séjour tout frais payé, trépas inclus, pour deux personnes, dans les tranchées de la Somme ». Devenu « le bourreau en titre », il éprouve face à la chaise électrique la nostalgie « des pelotons d’exécution ». Il passe la classe en revue, et promet « un cours de coloriage, et, si vous êtes sages, vous aurez même droit à un goûter ». Au menu, jusqu’ici, « cuir de soulier grillé » ou « rat rôti, quand il en tombait du soleil », toujours Râ-dieu. Et s’ils ne sont pas sages ? Tribunal militaire, et menace d’aller se « les geler sur le front de l’est ».

 

            L’art, c’est « comme la guerre ». Même « précision du geste », même « finesse d’exécution ». Et « le ministre de la Culture » prend « soin de ses troupes ». Elles ne sont « rien que de la chair à canon —Avec quelques répliques ». Elles attendent « l’assaut des spectateurs. —Alors il n’y aura plus le choix que de se battre ou de reculer. —D’être ovationnés ou de capituler ». Elles sont « les dindons de la farce matérialiste. —Ce n’est pas une tragédie mondiale, c’est une opérette. —Un vaudeville scolaire. —Et en plus de ça, qui va faire un four ». Enfiler à l’envers son « masque de la commedia dell’arte » peut entraîner des « brûlures internes dues au gaz moutarde ». Et si un éclat d’obus vous entre dans le crâne « lors d’une sortie scolaire à Verdun », le copain qui joue le chirurgien ne peut vous « prendre en charge sur son brancard, car il est déjà occupé à remettre en place les boyaux » qui lui sortent « du ventre ». Consolation ? La maîtresse photocopie à tour de bras « ses dessins de fornication », pour « décorer la tranchée ».

 

            Celui que chiffonne son nom, « Chef », choisit de s’appeler Kirk Douglas, dont il détaille la filmographie par désir mimétique. La « baudruche, c’est la fiction qu’on se raconte. On se la passe de main en main. Il nous arrive de souffler dedans à tour de rôle pour la faire grossir ». Elle devient « notre réel ». Ainsi, l’enfant « turbulent, infatigable » dans le bac à sable le met « sens dessus dessous », y creuse « des galeries », y amoncelle « des tas immenses », façonne et détruit « des mondes », des figures, compose et recompose des « histoires, toujours avec le même sable, réutilisable à l’infini ». Ce sable serait-il l’inné, la fiction et ses constructions l’acquis ? Rimbaud : « La vie est la farce à mener par tous ». Par « le président Raymond Poincaré pour les bleus et le Kaiser Guillaume pour les gris ». La troupe réclame à Serge « une dernière histoire à entendre avant d’aller s’installer » dans les « couchettes sépulcrales ». Le bac à sable est « l’espace d’expression » dans lequel on joue aux récréations. On joue « à quoi ? —À rien. —Je peux jouer avec toi ? —Oui ». La terre et l’univers entier sont « comme le bac à sable » : un « lieu d’aisance », où se vautrer en manipulant des « arrangements stellaires ». Des « visions théâtrales ». Un « mirage » ?

 

            Ubuesque et baroque, loufoque et noir, le premier livre d’Ugo Riou est celui d’un marchand de sable du désert, qui sème les rêves de mille et une nuits agitées. Comme dans Les cigares du pharaon, pourrait y être planté le panneau d’avertissement : « Attention, mirage dangereux ».

 

 

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