Singe d’Yves Caro par François Huglo
Qui, en voyant un homme politique, une star, ou une chanteuse épouse de président, ne s’est jamais dit qu’il ou elle s’imitait presque aussi bien que sa marionnette des Guignols de l’info ? Nous ne sommes « que rapiècements et bigarrures », écrivait Montaigne. Des collages arcimboldesques. « De masques », aurait-il pu ajouter, lui dont l’Apologie de Raymond Sebond, multiple éloge des animaux, pourrait se résumer par ce lieu commun : « nous n’avons rien inventé ». Qui n’a pas fait son entrée dans le langage en répétant papa-maman, puis les formules du maître (tables de multiplication, conjugaisons, règles…), avant de copier ce qu’il écrivait sur le tableau ? Qui, un peu plus tard, lisant Hergé, ne s’est jamais identifié à Jacquot le perroquet (mimétisme auditif), à Jocko le singe (mimétisme visuel), en attendant les histoires d’original et de copie (L’oreille cassée), de frères jumeaux dont un vrai et un faux, un bon et un mauvais, un Abel et un Caïn (le professeur Halambique dans Le sceptre d’Ottokar), de faussaire (L’Alph-Art), ou d’Haddock mimant son aïeul (Le secret de la licorne) ? « Singe est sage il n’invente rien », écrit Yves Caro cité en quatrième de couverture ainsi que Synge que son livre ne nomme pas. Montaigne et Hergé non plus. Peu importe. Références et citations ne viennent ici que pour illustrer, en l’exerçant, le psittacisme vocal et gestuel, le « désir mimétique » (René Girard) dont nous sommes faits.
Si l’œuvre de Proust est une bibliothèque, celle de Picasso un musée, c’est que leur « originalité » revendiquée s’est nourrie de nombreux pastiches. Il serait aisé à Yves Caro, qui enseigna à l’École des Beaux-Arts de Toulouse, de remonter de Pablo à la céramique grecque ou à la peinture romaine, de Matisse à Gauguin, de Gauguin à l’ancienne Égypte. Mais son livre se tient au seuil du musée, de la bibliothèque. Il tient en 49 strophes brèves, ou couples de strophes. Stations d’un chemin de croix ? Imitateur précoce, Singe inquiète ses parents quand ce talent devient universel. Un empire des singes, dirait Barthes, traînant dans son ombre le syndrome de l’imposteur. Comme le maître, Singe écrit au tableau, répétant ainsi sa « leçon » de pudeur. Comme ses aînés, il se lave des doigts et ongles aux « plis et commissures ». Le lundi (pourquoi lundi ? Parce que), il prie les bras en croix, « à l’imitation de Jésus-Christ ». Mais qui Jésus imite-t-il ? « Les écritures » qu’il vient « accomplir » ? Le nouveau testament imite l’ancien, « rien de nouveau sous le soleil ». Mais le diable n’imite pas Dieu. « Subtil », dirait Baudelaire, il invite (le plus souvent avec succès) à se prendre pour Lui. D’où, peut-être, le titre de Cavanna Et le singe devint con. Évitant la « fulgurance » du génie autoproclamé, l’inspiration romantique ou surréaliste, Singe veut « être lent et laborieux », lent jusqu’à l’indolence, « précieux » sans « être ridicule ». Ne comprend pas tout, mais « ça ne le rend pas chagrin ». Comme dans Tintin au Congo, « Jacquot est content ». Jocko aussi. Les idées de Singe sont « larges… Mais plates / comme la paume de la main » non fermée en poing, où les « lignes de vie » s’écoulent « tranquilles ».
Singe n’a rien inventé, sauf « le verbe imiter », comme « la poule » qui « a fait l’œuf ». Ses 49 stations se souviennent des « 69 têtes de caractère » en bronze de Franz Xavier Messerschmidt. Ponge voyait « la pensée comme grimace ». Singe ajouterait les affects, et tout le reste. Il imite même la houle marine et le bruit du vent. Quand Singe sings, « c’est beau et c’est lent ». Dans « la nuit chaude », il fait « le plein d’indécence ». Il plaît, il a le front populaire. Il est amoureux de Sophie, « et quand Singe rit / elle rit aussi » (citation de « Marcia Baila » ?) Pour qu’on lui « jette quelques deniers », il « imite le banquier nanti », mais évite « Stakhanov l’exemplaire. Il y perdrait au change », et préfère « le marsala », « le martini », Un singe en hiver. Si l’appeau imite le chant de l’oiseau, Singe (secrètement perroquet ?) imite l’appeau.
Singe songe. Sapajou ou pas sapajou, Singe joue. Il met du jeu dans la tautologie, de la différence dans l’identité, du Hyde dans Jekyll, du paraître dans l’être. Jamais dupe du « un sou est un sou », du « à la guerre comme à la guerre ». Il n’y a pas de singe providentiel. Singe méprise « ceux / qui prétendent avoir inventé la poudre ». Baudelaire (projets de préfaces aux Fleurs du Mal) : « Le grand homme est bête », comparable à « ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d’un seul coup ». Singe n’a « jamais voulu être président de la République ».
Baudelaire s’arrête « devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit », car les uns « devinent », les autres « ne peuvent ou ne veulent pas comprendre ». Caro cite Benjamin : « convaincre est infécond ». Signe et singe sont « voisins » : une « galerie de mimes ». Plus courageux que l’Argan de Molière, il ne craint pas de contrefaire le mort. Incroyant « à l’enfer » comme « au ciel clément », comme Pascal il croit (« voir sa prière monter ») à force d’agenouillements. La bête ne fait pas l’ange, ni l’habit le moine, ni le nez rouge le clown qui le fait bouger, le rend « ensorcelant », et fait de ses « roulades » des « actes ce foi / gymniques ». Singe n’est pas du bois dont on fait Pinocchio. « L’affreux Jojo » petit garçon est la « marotte » animée par Singe. Sa « voix suraiguë » ne dit qu’insanités et mensonges. L’autre marotte est « digne » et dit « des choses jolies ». Il l’appelle Marie honnête. A-t-il, comme Lichtenberg, « donné des noms à ses deux pantoufles » ? En pattes de mouche, il écrit des histoires de puces.
Singe gère « les accointances » des mots comme celles des « livres sur l’étagère de la bibliothèque warburgienne ». Quand, « pour quitter la scène », Singe « regardera son public » dans les yeux, le traitera-t-il d’ « hypocrite lecteur, de « semblable », de « frère » ? L’Imitation de Singe est aussi nécessaire qu’un traité de bon voisinage.