Freeing [our bodies] # 14 par François Huglo
Yoann Sarrat : Jean-François Bory, Kathy Acker ou l’invention de textemondes
Après le Jean-François Bory en trio de Jean-Pierre Bobillot, qui le conjuguait avec René Ghil et Lucien Suel (Trois poètes de trop), voici celui de Yoann Sarrat, pour un pas de deux avec Kathy Acker. Leurs points de jonction sont à la fois subjectifs (Un vernis sur le néant de Bory et Sang et Stupre au Lycée d'Acker ont été pour Sarrat des œuvres phares) et objectifs : « Bory redonne du sens à ce statut de "lecteur" qui ne sera alors plus enfermé dans sa passivité (et c’est aussi ce que j’avais ressenti avec l’œuvre de Kathy Acker) », l’un et l’autre faisant « confiance en sa capacité à établir des liens, créer des réseaux entre les pages et les fragments, pour reconstituer un "textemonde" qui deviendra aussi le sien ». Un vernis sur le néant s’annonçait dans La fabrication du crépuscule, « textemonde sonore » de Jean-François Bory et du compositeur Francis Müller, créé pour l’ouverture du deuxième festival international de Cogolin. « Kathy Acker était également présente ». Bory a connu et édité Acker, notamment dans deux des premiers numéros de 591, en 2017, et ils ont partagé la scène du festival Polyphonix # 4 bis. À travers leurs livres, le lecteur commence « à lire son propre texte / —son environnement— / texte où il est plongé en permanence. Alors commence l’incessante lecture. / Aujourd’hui déjà l’esprit rebute à lire / un texte traditionnellement linéaire, / car il s’agit désormais de lire le textemonde » (Jean-François Bory, « Notes », in Opus International n° 40/41, « Poésie en question », 1973).
Yoann Sarrat a découvert Kathy Acker alors qu’il écrivait une thèse sur Guyotat, qu’elle plagiait. « Plagier Guyotat, c’est déjà le lire ». La « lectautrice » utilise la « ductilité du mythe », qu’elle démystifie, et du texte qu’elle plagie, comme Bory celle « des pages et des feuilles d’or » dans Un vernis sur le néant, qui est apparu à Sarrat comme « un paroxysme et un parangon » de son travail. Au Logorinthe de Bory (Agentzia, 1968) correspond la « carte des rêves », cette « métaphore de la conception du livre » par Acker, « permettant de ne pas se repérer, de se perdre le plus possible », dans « un esprit d’aventures poétiques et de recherche », celui qui amène Bory à dialoguer « avec son contemporain artistique » de toutes générations, de Cindy Sherman (United C. Sherman Company) à l’Art Corporel (Michel Journiac publié dans L’Humidité, Gina Pane, Vito Acconci).
Un vernis sur le néant rejoint et prolonge, dans le travail sur la notion de livre, le Mallarmé du coup de dés, l’Apollinaire des Calligrammes, Queneau (Cent mille milliards de poèmes), Isou, Pomerand et Lemaître dans le roman « métagraphique » puis « hypergraphique ». À une « apathie romanesque généralisée », Bory et Acker répondent par le « polylivre » qui accueille « en lui d’autres livres, voire d’autres possibilités de livres ». La « création incessante » jaillit du noir : du néant. Refusant la linéarité, chaque page (non numérotée) peut « sortir du livre », être « exposée comme poème visuel riche ». Le titre renvoie au philosophe présocratique Gorgias, souvent évoqué par Platon : « Avant d’atteindre le règne du silence, chaque mot sera un ornement de l’obscurité ». Le lecteur « est invité à lire sa propre lecture » en voyageant dans le livre qui, chez Bory comme chez Acker, est « descente orphique dans les enfers de la bibliothèque de l’auteur (littéralement et comme double fictionnel) ». Dans ce que Christian Désagulier appelle un « ouvrage poégraphique », les lettres sont des « personnages s’activant sur un plateau de théâtre sombre transformé en page ». Yoann Sarrat joint à son texte des photos de machines à écrire métaphoriquement recouvertes d’or, tirées des archives de Frédéric Acquaviva, dont l’une « spécialement conçue pour ce compositeur », et des photos de Jean-François Bory en lecture, précédant celle de Cathy Acker au Festival de Cogolin.
Née en 1947 à New York, Acker grandit dans le Lower East Side, quartier de Manhattan violent et métissé. Elle se connecte au mouvement punk, qu’elle conçoit « comme une façon de faire de l’art », et partage avec le postmodernisme pictural de David Salle une « esthétique de la juxtaposition », pratiquée par un « art omnivore ». Du body building au strip tease et au cinéma pornographique, elle explore les « possibilités du corps et de l’identité, de l’image ». Comme chez Guyotat, l’asservissement sous toutes ses formes est « une thématique récurrente de son œuvre ». Hyper-intertextuelle, son écriture partage avec Giraudoux une définition de la littérature comme « entièrement palimpseste » : « le plagiat est la base de toutes les littératures, y compris de la première, qui d’ailleurs est inconnue » (Siegfried, acte I, scène 6). Et comme Diderot, elle affirme « que son travail est libre d’être réutilisé ». Son modèle est la Sphinge, qu’elle compare « au Jabberwocky de Lewis Carroll qui conjugue poème néologique et corps imaginaire » par le montage, « à l’image de ses textes "monstrueux" ». Chez Acker, « le théorique infiltre le fictionnel contaminé par le biographique ». Dans ses lectures, elle « fait une lecture de sa propre vie, qu’elle narrativise ensuite puis transforme en œuvre propre et singulière », annihilant « toute pudeur et autocensure ». Laurence Viallet raconte « que dans son enfance, Kathy Acker jouait à épouser ses livres fétiches ». Dans Sang et Stupre au Lycée et ses autres livres, elle « réécrit ou utilise comme personnages » Sade, Rimbaud, Lautréamont, Genet, Artaud, Bataille, Pasolini, Guyotat, pour répondre au vœu d’Ezra Pound définissant la modernité : un « make it new », corrélatif d’un « make it different », que rejoint la quête, par Jean-François Bory, du Ptyx et du hapax, cette « forme dont on n’a pu relever qu’un exemple ». Cette forme que prend la bibliothèque pour sortir du noir, de la léthargie dans laquelle elle est plongée, pour se (re)mettre en marche. Lus par Sarrat, Bory et Acker nous invitent aux noces d’Orphée moderne et d’Eurydice retrouvée.