CHINO EN MAI par Christian Prigent
JOURNAL
22/02 /2018
Bientôt mai.
1968/2018 : 50 !
Ça va commémorer.
Chino en mai : guère de faits d’arme. Surpris, comme tous. Embarqué par le flot, sans plus.
Juste avant : militantisme aux « Comités Viet Nam de base », actions contre l’interdiction de La Religieuse, le film de Jacques Rivette d’après Diderot, débats bistrotiers avec les Situationnistes rennais : savoir si le prochain tract s’intitulera « Toute la merde ! » ou « Rien que la merde ! » ou les deux.
Après un tour de piste en hypokhâgne (vite écœuré par l’insupportable esprit dit « de concours »), Chino est étudiant à la fac de lettres de Rennes, assoupie, putride. Peu présent aux amphis, abasourdi par la nullité obsolète des cours de littérature. Plutôt pilier de bars, assidu aux cinémas (westerns, burlesques américains) et graphomane nocturne (longs métrages de poèmes exaltés et furieux, façon beat generation). Pour la croûte : maître-auxiliaire à Fougères, collège cool. A des filles et fils de paysans ou d’employés aux derniers ateliers de la chaussure fougeraise, Chino « explique » (in situ, donc) Les Chouans.
A Fougères, nombreuses manifestation ouvrières depuis le début de l’année 68, suite à des fermetures d’usines. Le 10 mai : on défile à 5000 (appel CGT, CFDT, syndicats paysans et enseignants) contre la répression de la manifestation parisienne du 6. Au collège : grève, parlotes, électricité sur-jouée. Le collègue PCF râle contre l’anarchiste du 22 mars, le sieur Ben Condit (sic : l’inconscient antisémite dicte). Encaisse en salle des profs un « crapule stalinienne » très air du temps gaucho. « Vieux con », plus classique, va à un hispanisant cravaté qui a osé, avant le Général, « chienlit ». On manque de se boxer. Le corps professoral sermonne le « jeune collègue » malpoli. Bagarre pour que n’ait pas lieu l’annuelle Fête de la Jeunesse (« car la jeunesse, camarade, ces jours-ci, elle n’est pas à la fête : on la matraque »).
Le collège fougerais ferme. Suite de mai : Rennes. La jeune garde descend sur le goudron qui cache le pavé. Il fait beau, le flic est posé pas trop près dans un flou discrètement fumigène, c’est sympa : vive la révolution joyeuse et rapide ! L’action, on la vit surtout par procuration, via les crachotis radiophoniques : elle barricade, crame et saigne du front surtout à Paris.
Quand même : démangeaisons d’agit-prop. A la fac, avec le camarade Stein (« poète et paysan »), Chino fait à pleine voix son Maïakovski dans des amphis : on lit du Breton, du Césaire, du Péret, du Michaux, même du Sollers, pour des auditoires sceptiques mais polis, venus là, surtout, pour une pause entre deux manifs ou deux engueulades d’A.G. Peu importe : la poésie est allée aux masses, on a fait jouer la petite vis culturelle dans le grand mécanisme politique, le vers « rythme l’action », Rimbaud-Lénine-même-combat ! — etc.
Mais sur les murs (slogans, citations) et dans les feuilles qu’imprime sur des ronéos nocturnes l’insurrection, un peu de poésie pointe aussi son nez (dès la fin du mois, la presse dite « bourgeoise » en publiera des anthologies, dithyrambiquement préfacées). Dépit, désolation, colère : c’est pour l’essentiel de la resucée de surréalisme libertaire, des aragonades tambourineuses, des niaiseries chansonnières, des poncifs humanistes, des refrains de patronage gauchiste. Vieilles images, rythmes usés, vers mollement « libre », zéro invention formelle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que « l’imagination » n’y est pas « au pouvoir ». Chino s’énerve. Ça donne une chronique (elle paraîtra quelques mois plus tard dans la revue La Tour de Feu) finement intitulée : Lard poétique. Et ça affermit la conviction qu’il faut, en poésie, faire décidément autre chose, une fois ces tentations paresseuses (qu’on porte en soi) passées définitivement aux poubelles. Ça aboutira au programme théorique austère et aux essais d’écriture brutale de la revue TXT, lancée dans l’hiver qui va suivre et poursuivie 25 ans : « soyez réalistes, demandez l’impossible ! »
Entretemps, c’est fini, 30 juin, retour à l’ordre, croix de Lorraine, la parade des épouvantails gaullistes, Malraux et Debré bras dessus bras dessous en tête, sur les Champs Elysées. Plus de pavés : tous à la plage ! On cuve en slip des déboires, rumine des vengeances. Dans le rétro, un bon goût de défilés joyeux, de meetings tonitruants, d’intelligences ressuscitées, de promiscuités chaleureuses : la vision d’un autre monde possible. Parmi les mouettes, à l’horizon, rêveries d’actions. Bientôt l’orient re-rougira : quelques mois chez les « maoïstes ». Mais adieu le mouvement, l’effervescence mal nommable, sans guère de cadre ni but : revoici le sens, les noms (encartages, stratégies, programmes), fini le pur débordement insensé et fort de sa fragilité. Côté littérature, on pressent que les actions ne seront jamais plus que « restreintes ». Mais on calcule déjà, affûté par l’effort de lecture et de pensée, bardé d’Artaud, Bataille, Ponge, lesté de linguistique, de psychanalyse, de sémiotique, enfin désarrimé des fils à la patte post-surréalistes ou déclarativement « engagés », un nouveau type d’impact politico-littéraire.
Dans l’intervalle, Stein et Chino, début juin, « montent » à la capitale, comme en pèlerinage sur les vrais lieux (cf vraie croix) de l’action soixante-huitarde. Place Saint-Michel, des marrants ont déversé des paquets de lessive dans la fontaine. Ça déborde sur le pavement en paquets d’écume nébuleuse. C’est beau, ça vole, retient des irisations d’arc-en-ciel, se résout en flaques sur les dalles. De quoi re-virer poète paysagiste, locataire du sublime. Mais approche un flic orné des attributs de mai (casque et bidule à la ceinture), l’air non baisant, l’index comminatoire : « vous avez vu assez de mousse comme ça, circulez ! ». On circule. Adieu à la mousse, aux légèretés : rugueuse réalité, faut toujours l’étreindre, et filer doux.
PS : son beauf en juin
Premiers jours de juin 68, le beau-frère de Chino fait par distraction le touriste dans la capitale encore énervée. Gare son auto (l’essence est revenue aux pompes) dans une petite rue près du Jardin du Luxembourg. Tu seras bien, là (caresse au capot). Revient le soir, fourbu de marches dans du pittoresque incendié par l’émeute. Chiens policiers et loups rebelles ont filé aux niches ou repaires : ouf ! Pénombre tiède, pause pensive dans l’habitacle. Toc toc au pare-brise, sursaut. Gros plan horrifique à travers la vitre : tête casquée, lunettes moto dessus, mais col cravaté, un flic. Gros yeux, ah ! ah ! ça va alpaguer. Prévoyons papiers. Où qui sont, les vaches ? Fouillons, les boîtes, c’est sous le volant. Courbette. Front cogne à des manettes. Laquelle ? Lave-glace ! Oh, le jet ! Qu’arrose qui ? Gagné : la face du pandore ! Blanc. Le beauf croqueville, aïe aïe ! : pas trop le moment de doucher la rousse, vu ce qu’elle a morflé à cause des pavés volants entre les cocktails. Vais finir au trou, c’est sûr, merde d’étudiant, petit con, salaud de coco. Et va la castagne, le tabac, panier aux salades, cellule de dégrisement, nuitée sous grillage. Mais non. Le flic tout mouillé s’interloque, brève crispation, recul. Un gros doigt ganté essuie le dégouliné, le bidule sort pas, non plus les bracelets, ça rigole : bonne blague ! Envoi : allez, circulez ! Contact, moteur, circulation, rues vides, nuit douce : à nous la province ! Ainsi in extremis vécut dangereusement le beauf de Chino en 68.