JOURNAL 2019 (extraits, 3) par Christian Prigent
18/10 [d’un scato l’autre]
La chose à écrire : fouillis d’émotions (dedans), réel insensé (dehors). On peut agglutiner des noms pour approcher ce rien démesuré. Ou défaire le déjà agglutiné et inventer d’autres liaisons, rythmiques : maltraiter le coagulé qui bouche l’espace et emmerde la pensée.
Merde est un juron (un excès aux noms). Ou le nom du rien : une merde. Écrire : juron de rien. Pourrir les noms, parler en rien. Non pour nommer : pour s’innommer — enfin !
Mozart (lettres à sa cousine). Rimbaud (le poète aux latrines). Joyce (à Nora). Pollock (la rage sadique-anale). Rembrandt (« reculez-vous, l’odeur de la peinture n’est pas saine »). Cézanne, à Manet qui lui demandait ce qu’il allait exposer au Salon : « un pot de merde ! » (boutade ? voire…).
De ce fond, comme ça s’élève, furieux, aéré, vif d’élégance !
À chaque fois arraché, par un retournement sublimant, à la passion scatologique — et narguant les grimaçantes énormités, les démons.
*
19/10 [« poésie »]
la chose la chiose la dose
de mocheté des jours ose
la bouffer ça passe
dans le fumier d’angoisse
mange les mots ils puent
d’avoir trop sué trop su
mais au fond d’eux gît le son
des fraîches confusions
non la clarté des mondes
mais le cœur amant de l’immonde
*
20/10 [clarinette, 1910]
Photo de mon grand-père Joseph en pied dans la découpe d’un ovale venu des tondos de la peinture classique. Dans ses mains, écharpant sa poitrine, une clarinette.
Le temps de pose a forcé le modèle à fixer longuement l’objectif. Du coup, défi : « tâche donc voir de me tirer le portrait, le bourgeois ! t’auras beau faire, je suis pas là ! ».
Où est-il ? Dans la vraie vie. Elle est toujours ailleurs. Elle revient, têtue, mais tout aussi bien s’en va, oublieuse, dans l’aura qui transpire du grand espace absenté (mais d’autant plus présent) à travers le fond de l’image.
Double aura : celle du panneau peint, flou, craquelé et maculé par le vieillissement du papier (le fond matériel du support), avec colonne antique et rideau drapé (la mise en scène) ; et celle du blanc où se découpe l’ovale du cliché : le hors-champ d’où vient et vers où file, pour s’y évanouir, tout ce que montre l’image. C’est dans ce dehors infini que sont l’espace et le temps des vies — dont celle de Joseph Prigent, sabotier bas-breton.
Ses godasses, en bas, sont fièrement gadouillées : deux pieds dans la glèbe, l’ici.
En haut, la gazouilleuse clarinette : huit doigts sur les touches, dans l’ailleurs rêvé.
Au faîte de l’ogive, dais de casquette plate : firmament. Au delà : étoiles, musique, le ciel !
Salut, Joseph ! Bientôt ta commère, un jour de bisbilles, te les cassera (les pieds, la clarinette — le moral avec). C’est ce qui se disait dans la famille. J’y sur-imprime mes manies, la soupe des angoisses. Haine des mères (génitif — objectif et subjectif). Colères prophylactiques des femmes (non pour autant de cela coupables : tenues seulement, savoir pourquoi, à préserver l’espèce, à assurer que ça colle, en tribu).
Rentre dans le rang, petit père ! Tu n’as droit qu’à la boue domestique, à la paix implacable des familles. Va pas gazouiller au delà. Ravale ta goutte d’instinct de ciel. Couic la chanson. Crac la clarinette. Retour aux sabots. La vraie vie, la vie ras la terre, c’est ici. Tu n’es pas « pas au monde ». Et le petit oiseau sort de l’objectif : on t’aime.
*
21/10 [intello]
Une revue de poésie me demande un entretien. Il est souhaité « pas intello ». Ça m’exaspère. Cet adjectif est toujours prononcé avec un mépris haineux. C’est souvent le fait de ceux qui devraient avoir pour rôle de promouvoir l’intelligence. Bien des enseignants, je m’en souviens, sont coutumiers du fait.
Je suis un intellectuel. Fier ne n’être pas qu’un artiste autoproclamé sensible, dédaigneux du combat logique. Convaincu que céder à la démagogie sentimentale du tout-venant des poètes est artistiquement et politiquement une honte.
Ergo : pas d’entretien.
*
25/10 [peuple]
Notes pour un exposé à Saint-Brieuc. Thème (imposé) : « Écrire le peuple aujourd’hui ».
Du peuple je n’ai qu’une sensation : le populo. Celui des stades, par exemple. Goguenard, jovial, braillard. Non assignable à une définition politique. Non idéalisable. Il comprend le mauvais : tendance tribale à la curée, racisme endémique, homophobie prête à fuser du gras des blagues.
J’en suis. Et il est en moi. En tant qu’impur : première vérité.
Ce peuple n’est pas la « masse », la pureté fantasmée de la masse. Encore moins « les masses ». Cette expression, on en avait plein la bouche, du temps de mes engagements communistes. Mais bien des acteurs politiques d’aujourd’hui, en ont la bouche pareillement pleine, quoique sur d’autres bases sociales et pour d’autres projets politiques, souvent opposés les uns aux autres : les « populismes ».
Peuple : un corps, certes (le fameux corps « social »). Mais non clos : sans silhouette, sans contours. Non pensable comme lieu (limité — par une définition politique surplombante) : plutôt comme espace (illimité — par la sensation, confuse, d’en être ET de n’en être pas et par la certitude charnelle que sa définition, sa limitation, échappe).
*
26/10 [peuple, ssq]
Pas plus que quiconque, je ne suis au peuple (cf : « nous ne sommes pas au monde »). Il n’est pas davantage à moi, ni à aucun. Celui qui croit qu’il est à lui, qu’il parle « en son nom », voire qu’il « l’incarne », pactise avec l’exploitation, désire dominer.
Peuple : paradoxe d’une homogénéité faite d’hétérogène maintenu. L’oublier : homogénéiser le peuple au prix de l’exclusion d’un Autre, à lui hétérogène — donc projeté dans la distance d’abord ennemie, ensuite forcément victimaire. Id est : purifier. Radicalement si besoin.
Un peuple n’est pas seulement hétérogène à ce qui ne serait pas « lui » (les dominants, l’élite). Il est hétérogène à tout ce qui, en lui, tend à l’homogénéiser comme peuple : à l’unifier en « clientèle ». La domination cherche à lui donner corps : à le circonscrire comme lieu mis à disposition (masse de manœuvre politique, tas de cerveaux disponibles, reflet des choses proposées à sa consommation).
Cette circonscription s’obtient par division. Pour constituer un corps-peuple disponible à la sollicitation commerciale, il faut que cette sollicitation fasse comme si elle s’adressait à chacun des membres du corps en particulier : choisi, distingué de la masse. Éventuellement tutoyé, complice. Sur l’écran de ma télé, j’ai « mon » bouquet », « mes » enregistrements, etc. Je suis un héros de l’épopée marchande. D’une pierre deux coups : disparition du « peuple » comme puissance de résistance solidaire, isolement de l’individu réduit à ses besoins narcissiques.
Peuple : unité (vue de loin, pensée de haut) de différences (éprouvées de près). Circonférence non mesurable avec centre nulle part repérable. La rêverie panique (la fureur) des nationalismes, des communautarismes (ou, plus insidieuse, celle du marché omnipotent) ne tient qu’à ne pas penser ça, à ne pas vouloir le voir. D’autant plus violemment occupée, donc, à centrer et à délimiter. Pour fonder un peuple incorporé, assigné à des besoins imaginaires, unifié dans la servitude volontaire, centré sur le Même (ciblé comme électeur ou client) et entouré par l’Autre (le différent, bientôt l’ennemi, sous peu le massacrable).
Peuple : toujours manquant. Le peuple est ce qui manque (aux deux sens : manquant de tout, manquant à tout). Sauf à fantasmer LE peuple comme essence. C’est-à-dire à l’évincer comme existence (différence, diversité, manque, question).
*
27/10 [peuple, ssq]
N’est en rien populaire la langue moyenne qu’on dit du peuple — au prétexte que simple, monnayable, pas coupeuse de cheveux intellectuels en quatre, pas obscurcie de fantaisies idiolectales, pas tordue de manies stylistiques bizarres.
Certitude : écrire c’est résister à la misère servile à quoi le parler médiatisé nous réduit. Pari : cette résistance peut rencontrer la langue du peuple. Soit : la multiplicité des langues par quoi passe la diversité du peuple, la diversité des mondes, la diversité des origines et des histoires. Pour que dans le traitement de cette diversité ait quelque chance de passer ce que Rodin appelait une « âme de foule ». Cette « âme », Rabelais, à chaque page, l’exprime. Shakespeare aussi. Döblin. Faulkner… Mais nul qui pense écrire le peuple, écrire peuple, parler au peuple parce qu’il écrit comme on fabrique la mal-bouffe insipide et mondialisée à laquelle la domination culturello-économico-politique essaie d’habituer son peuple (sa pratique) en tuant en lui l’idée même qu’il puisse y avoir autre chose (à manger, à penser, à parler, à vivre).
*
02/11 [ figures sur le pré, 1955]
ronciers mûres serpents
sable sinople argent
passant — hop ! : petits culs
sur champ ondé de rus
sous le nébulé du tricot
oh oh l’asticot
pâle entre deux doigts
gare aux dégâts !
après : la bave bonne
entre des dents au jus puis
la pluie torchonne
l’écu parti angoisse parti oubli
*
03/11 [peuple, ssq]
Il y a peuple quand il y a capacité de soulèvement. Les « gens » en gilets jaunes assemblés sur les ronds-points n’étaient pas d’abord un peuple. Mais l’affrontement physique avec les forces de police et la découverte de la violence répressive ont objectivé comme peuple des individus et des groupes hétérogènes. Dans l’action et non dans l’a priori d’une homogénéité essentielle de peuple. Le mouvement a manifesté cette objectivation, jusqu’à sa résolution en émeute. La meute impure (sociologiquement, politiquement) des émeutiers était-elle un peuple (et pas seulement un conglomérat sans unité de gens mécontents) ? Selon la réponse que l’on donne à cette question on dispose d’une réponse, au moins implicite, à la question de ce qu’est un peuple (défini moins par son essence — sa composition sociologique — que par son existence : son action objective). Soit : le peuple est ce qu’il fait, non ce qu’il est.
*
14/11 [une vague, 1951]
arc de prusse & vomi d’
émeraude stupide
ces pâles fétus à fleur
des yeux du bouillon : nageurs !
sous la crevaison mon
père sort de la vasque il est
une ombre elle est livide
j’en ai une elle est sombre
en elle fumant bleu il sombre
au fond d’or de la miniature suce
dit-il ce sel c’est sa sueur l’orage
a tout bouffé du reste adieu