JOURNAL 2019 (extraits, 4) par Christian Prigent
20/11 [le mal]
Le mot « mal » : lourd à manier.
Ce n'est pas d'abord une question théorique. Ce que j'en sais est ce que j'en sens : douleurs, répulsions, culpabilités.
D'abord : l'état révoltant du monde. Puis : l'inhumain au fond de l'humain (nul qui ne soit impliqué, au moins par les manigances abjectes de l'inconscient, dans des tentations honteuses). Et la sexualité, lieu privilégié de son exercice.
Le mal fascine la littérature : défi aux moyens d'expression, donc sujet de prédilection. Alors elle le traite (Baudelaire, Proust, Céline, Bataille, etc.). Elle n'en est pas la cure, le traitement — mais l'appareil de représentation et la chance de sublimation.
Qui n'en veut rien entendre se donne la malchance de ne rien savoir sur l'homme et de laisser le mal agir. Ne pas s'efforcer de former sa cruauté en figures, c'est ouvrir l'espace du monde à son ravage (passages à l'acte maléfique : violence politique, sexualité meurtrière).
La théologie chrétienne a fait consister cette question. Et Freud : le « malaise dans la civilisation ». On ne se débarrasse pas du sens et des effets de cet effort de compréhension et de représentation en affectant de l'ignorer ou en en récusant de manière volontariste l'empoisonnante vérité (sur fond de censure prophylactique et de bien pensance puritaine).
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22/11 [sous l'eau]
le cormoran c'est long
son sous-l'eau ton
tuba dit bravo ! toi
tu meurs avant
ça
clabotera du clapot
si ouf ! ouf ! ce seau
toute berzingue de cieux
à cause des bulles
salées t'avale les yeux
respire, animalcule !
ou rends tes palmes
postiches et que ça calme
la barbote dans l'amnios
ton foutu poids d'os !
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22/11 [ô, nature !]
1. Le vieux fond d'exaltation lyrique place devant des paysages et pousse à trouver les figures pour les re-former en langue (dans la tension entre proximité adhésive et distance implacable : la position lucrécienne).
2. « Citoyen » du monde menacé par la crise écologique, on est peu tranquille. Semblable, là, à tous. Donc sans grand chose d'autre à dire que ce que dit à peu près tout le monde.
3. Si un écrivain a du spécifique à dire, ça peut lui venir de ce qu'il a retenu des quelques qui ont pensé en dehors de la piété romantique (la pastorale émue) la question de la nature : Sade, Baudelaire. Des rétifs au « naturalisme » impensé. Côté poésie : non à l'euphorie lyrique. Côté politique : non au fond barbare de ceux qui « pensent avec la terre », comme disait Artaud (aujourd'hui : les opposants à la PMA, à la GPA, etc. — la défense du biologique, à tout prix).
Sur ce terrain : écrire = empêcher de penser en rond (y compris dans le bien pensant « écologique »). Pour maintenir, au moins, une méfiance — dialectique.
4. Compendium politique : pour l'égalité sociale (radicalement) ; contre le naturalisme (radicalement aussi).
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28/11 [Pollock et les sauterelles]
dripping au pré : sauterelles !
lions chevaux griffons ailes
démoniaques supplice
de taons : apocalypse !
comme elles cinglent, les épingles
en furie sur leur tringle !
qu'en ce jardin ne se nourrissent
que celles qui pincent aux bêtes lisses
la queue et le bleu des cloques
d'hommes sous les poteaux en loques !
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28/11 [avec Nietzsche]
Nietzsche, cité par Clémens : « Ce n'est qu'après avoir reconnu en toutes choses le mensonge et l'apparence que la plus belle des faussetés, celle de la vertu, nous est à nouveau permise. »
Les œuvres chargées de vérité naissent de cette reconnaissance. Elles se départissent du mensonge des représentations partagées par le « grand nombre ». Puis affirment la vertu (force, souveraineté) d'une nouvelle « fausseté » : la nouveauté (a-morale) de leur fiction du monde. Grandes en cela. Irrégulières par la force des choses (« l'immoralité foncière de toute existence », dit Nietzsche). Inévitablement retranchées à l'assentiment stupide : solitaires, énigmatiques. Et donc non discutables : à prendre ou à laisser.
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29/11 [Nietzsche, encore]
« Le sentiment de puissance prononce le jugement ‘beau' même à l'égard de choses et de situations que l'instinct de l'impuissance ne saurait autrement apprécier qu'en tant que haïssable, que ‘laid' […]. De là résulte […] que la prédilection pour les choses problématiques et terribles est un symptôme de force ; tandis que le goût du joli, du mignon appartient au faible, au délicat. […]. »
La plupart des artistes n'ont de goût que pour la beauté a priori donnée. Mais la beauté, en art, naît d'un autre effort que de conformité à l'esthétique d'époque (qui n'est qu'une moralisation de la beauté : « faiblesse de la cervelle », disait Rimbaud). Cet effort : effort de vérité.
Dire cela ne suffit pas. L'héroïsme cruel dont parle Nietzsche : effort, par les moyens sensoriels de l'art, d'incorporation sensible des objets traités (« problématiques et terribles »). Au delà du bien et du mal (du point de vue esthétique comme du point de vue moral). Comment comprendre, sans cela Artaud, Kafka, Genet, Faulkner ? Et Caravage, Goya, Picasso, de Kooning, Anselm Kiefer ?
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30/11 [Nietzsche, toujours]
« L'on est artiste au prix de ressentir ce que tous les non-artistes nomment ‘forme' en tant que contenu, que ‘la chose même'. De ce fait l'on appartient sans doute à un monde à l'envers : car dès lors le contenu devient pour nous quelque chose de purement formel — y compris notre vie. »
Art (poésie, etc.) : traitement de toute forme comme contenu. Fiction de formes = invention de contenus. Que tout le sens de l'action soit : fiction de formes éprouvées comme contenus (comme « sens »). Que jamais on ne puisse croire dire du « monde » quelque chose de neuf et de juste si on ne forme pas des formes neuves pour constituer sensiblement cette justesse.
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01/12 [brûlis]
l'odeur d'eau d'heur d'or où
pue-t-elle mieux qu'aux doux
fumiers déconcertants ? aimées
ordures que durent vos fumées !
marcher dessous manger dedans
est mon plaisir ah que le vent
lèche luxueusement la lande
et qu'oncques vivre ne débande !
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03/12 [vers]
Mallarmé : « Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification ». Oui. Sauf qu'on peut s'arrêter avant : ajourner la coagulation rythmique (prosodie). En ralentissant le processus qui, par concentration, mènerait au vers. Donc : dilatation (Proust), détimbrage (Flaubert), a-rythmie « objectiviste ». Ainsi s'étalent la narration, le descriptif, le pensif : la phrase résiste au phrasé.
Sinon, au vers, on ne coupe pas. Il n'est pas un dehors de la langue (un ornement, une prothèse). Mais le mode même d'apparition du fait linguistique. Il incarne son artifice, son écart au naturel : l'effet en langue de la « différence non-logique » qui se dessine négativement à mesure que l'effort de représentation agit. Le vers accomplit la langue en tant qu'elle fonde le parlant comme arrachement à la biologie muette. Là apparaît l'ambivalence du « lyrisme » : à la fois reconnaissance douloureuse de ce fait — et dénégation (rêve éperdu de fusion).
Il n'y a rien à céder sur la complexité des chirurgies sophistiquées qu'opèrent les poèmes à la fois appelés par et en lutte contre la tentation lyrique. En tout cas pas au prétexte qu'elles seraient devenues inaudibles (furent-elles jamais « audibles » ?).
Nul poète ne s'adresse à beaucoup. Pas sûr, même, qu'aucun s'adresse à qui que soit d'autre qu'à la poésie elle-même (ce qui l'a poussé à en faire, ce qui d'elle laisse ouverte en lui la plaie de l'« effort au style »). Tout au plus espère-t-il que quelques uns assisteront avec un peu de curiosité à ce débat interne (au moins ceux qui ont eux aussi affaire à lui).
Quant à ce qui aujourd'hui triomphe comme action poétique (performances, slam, rap), ça ne concerne que le monde culturel (au sein duquel l'énigme rébarbatif du poétique ne constitue jamais qu'un nodule de gêne : « ennemi du dedans », mal embouché et narquois) ; voire l'assentiment social, le spectacle, le décor chansonnier du temps (rien de bien neuf, de ce point de vue).
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03/12 [hodie geri res vidi]
A la Roche des Tablettes, du haut de la falaise, sous la pluie, face à l'arc-en-ciel aux pieds fichés dans le sable, sept couleurs diagonales en écharpe au poitrail du volume, voûte dévorée par la faim des cumulus baroques. Sous le spectre des lumières veinées de vols rapides, j'observe le blason optique de ce-qui-est, en deçà du visible.
Le bougé des lignes, des courants de l'air, des profondeurs crevées, le change des ombres et des éclats, le kaléidoscope lentement glissant ou vivement gesticulé des formes, le chamboulement constant de tout ce qui se voit, s'entend, se respire : rien qui sollicite davantage, parce que ça le défie violemment, l'effort de diction (verbale) et de représentation (picturale).
Face à ces horizons sans cesse défaits et refaits je ne vois pas que des « paysages », des compositions de lignes et de couleurs, stabilisées. Je perçois l'alternance inarrêtable des compositions et des décompositions. J'éprouve quelque chose du sans-cesse lui-même : le temps institué espace, l'espace enfant du temps. Le volume sans bord, sans dedans ni dehors, formé de rien d'autre que d'un mouvement informe à force de mêler les temps et de changer en elles-mêmes les formes, aspire à lui le spectateur, l'immerge en lui, noie le « moi », déplace de seconde en seconde toute possible focalisation, écrase la distance entre celui qui voit et ce qu'il voit. C'est l'énormité elle-même du réel qui alors remue : émeut le sujet, agite ses moyens d'expression.
Cette émotion, cette agitation : sensation palpable du devenir en personne. En personne : en moi, en aucun, en tous — en moi traversé par le rien et le tout innommables, l'afflux physique, la matière atomique propulsée : natura rerum. Non que seulement éprouvée dans une fusion sensorielle sidérée, un ersatz d'extase, cette sensation : si je parviens à en dire quelque chose (dans le poème, dans la distance du symbolique), je la pense : sens + pensée l'avèrent dans la langue (s'y essaient, au moins), la reconnaissent.
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05/12 [mangeailles]
après ce sera pire mes
sœurs : après l'enflance
dans le temps rance
ne mangeons que des
cailloux : non aux laits aux
soupes purées panades oh
oh c'était en merde
ce le sera sauf à se perdre
aux sentiers d'amour : en route
mauvaise troupe !