JOURNAL 2019 (extraits, 5) par Christian Prigent
09/12 [cinéma]
Robert Guediguian, Gloria mundi. Dans la densité du montage passe un grondement désolé, piqueté d’aigreurs. Ce lamento évince la fraîcheur lumineuse des premiers Guediguian : tout a vieilli.
Les comédiens eux-mêmes, d’abord, et les personnages qu’ils incarnent.
Le décor, ensuite : plus d’Estaque en marge au pied des collines, plus de petit peuple solidaire ; plus de fierté de classe ; plus de cabanons foutraques, de criques aimables, d’amours tendres ; mais la Marseille moderne, engorgée de chantiers, balafrée d’autoroutes, hérissée d’immeubles clinquants, embryonnaires ou déjà éventrés.
Le monde lui-même, enfin : l’écrasante domination du capitalisme globalisé, les conduites arrogantes ou soumises qu’il impose, les défaites qu’il radicalise, les triomphes minables auxquels il fait croire.
Guediguian montre ce monde socialement et affectivement défoncé, hagard d’individualisme, cynique, éperdu de souffrances. D’où un misérabilisme gris, accablé. On frôle le mélo, à force de concentration de l’objectif sur les renoncements, sur une tristesse sans issue.
C’est que tout, de l’insupportable, y est. Comme si le but avait été de rassembler ce tout en un blason synthétique. Du coup, ça rappelle l’alcool improbable que boivent les Tontons flingueurs : le chômage ? — y en a ! l’uberisation du monde ? — y en a ! le racisme ? — y en a aussi ! le voile islamique ? — aussi ! Etc.
De tout cela, constamment, dans le monde d’aujourd’hui, y en a, effectivement. Mais la question est : à qui ça veut montrer ce qu’il y a, qui accable ou révolte ? À qui, qui ne le sache d’avance ? Ça veut convaincre qui ? Qui est-ce que ça veut, et peut, changer ? Pour autant que ce cinéma est un cinéma « du réel », un cinéma qui se pense et se veut politique, voire militant.
Coda : qui voit ce film voit tout ce qu’à l’avance il sait. Il le voit concentré, résumé : comme portatif. Avec, nimbant le terrible tout, la prime de plaisir esthétique qui enrobe la pilule. Après le noir final, cut : retour au dehors, au réel. Ce qu’on peut craindre : mouchoir posé dessus, on passe aux affaires courantes. D’une certaine façon rassuré, conforté (« c’est ça, oui, c’est bien ça »). Et du même coup innocenté par cette reconnaissance. Déculpabilisé. Et voué à nouveau aux tractations banales avec le monde tel qu’il est.
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11/12 [la veine]
la paix les organes : gisez
dans la mousse perlée
de sales boues a
dit le Très-Bas
là où le cul d’ozone vide
sa cuve aux orées acides
ne sois que zéro non
mort ni vivant et bois
la rosée urineuse
mais sens à ton aine
comme dit Sterne gonfler la veine
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13/12 [nique ta mort]
Pierre Le Pillouër me parle dans un mail de l’invention de Sitaudis, il y aura bientôt vingt ans. Une façon, dit-il, pour lui, de se distraire de l’insupportable solitude du travail d’écriture. Et même des longues lectures « difficiles ».
Chacun se fabrique sa propre forme de distraction (moi : activisme revuïste, logorrhées mail, assiduité à visionner des films d’aventure dont l’équivalent littéraire me dégoûterait d’emblée). C’est que le face-à-face chiens de faïence avec l’horrible travail, ça ne se supporte pas, au long des jours, sans ces excursions distrayantes, à l’effervescence sur-jouée. D’autant que l’âge, le corps de moins en moins aimable, le dégoût de soi, l’épuisement des ressources d’invention laissent béer des plages de désœuvrement, et donc d’angoisse, qu’il faut bien peupler, même de peu.
La solitude dont parle Pierre est le destin de l’espèce. Des autres espèces aussi — mais seule en a conscience l’espèce qui parle et voit du coup sa vie, se voit vivre cette vie, se voit se fabriquer, plus radicale à mesure, sa solitude.
De même la mort (le savoir et la peur de la mort). Banalités. Pas moins cruelles pour autant.
Ma façon de savoir la mort et d’en pâtir : moins la peur de l’échéance que la sensation, au jour le jour, de son travail en moi ; le savoir, plus pressant à mesure, qu’on commence à mourir dès que né ; et qu’on se voit se faisant extorquer, de plus en plus vite et de plus en plus constamment, les moyens dont on dispose non pas pour niquer la mort (comme disait Jean-Pierre Verheggen) mais pour faire comme si, de la mort, on ne savait rien.
*
15/12 [Pan, 1955]
frêle bonhomme sur
jambes d’épluchures
la gadoue des déroutes
aux genoux t’encroûte
tes membres sont pâles
sur le talus noir des poils
virgulés ont emmerdé
l’écrasement des feuillées
l’effrangé du tricot sur cul
étroit endiable au jus
de mûres le rire des filles
effarouchées du vide où le monde file
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20/12 [Nietzsche, encore]
Transmises par mon ami Robert Uriac, quelques pages deL’Antéchrist et de Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement. Le Nietzsche cabré contre « le ressentiment des masses », le poison des « droits égaux pour tous », « la canaille socialiste ». Le chantre de « la nature aristocratique de l’esprit ».
Rien ne se supporte de ces pages si on les lit à partir de ce que notre morale spontanée nous fournit comme clés de lecture du champ social et comme règles d’engagement politique. Si on les lit, par contre, à partir de ce que nous apprennent nos passions pour quelques grandes exceptions artistiques et nos besoins irrésistibles d’affirmer, par quelque pratique personnelle de ces marquages d’exception, nos propres natures singulières, non seulement elles se supportent mais encore elles brillent d’une lumière de vérité, quelque mal qu’à nos bonnes consciences puisse faire cette vérité.
Entre l’un (le politiquement insupportable) et l’autre (l’artistiquement évident) s’ouvre un espace difficile à penser comme à vivre.
Ça embête fort ceux qui s’évertuent à creuser des singularités stylistiques au bout du compte si aristocratiquement singulières qu’elles n’ont guère de chance de pouvoir démocratiquement se partager ; et qui pourtant, d’un même (même ? — voire…) élan, essaient, par des actions critiques, pédagogiques ou spectaculaires, de « populariser » les résultats de l’expérimentation artistique et de les faire marcher, autant que faire se peut, au pas du mouvement général d’émancipation politique qui nous semble le seul digne d’être par un homme emboité. Ne céder ni sur l’un (l’affirmation aristocratique) ni sur l’autre (le projet démocratique) peut faire sens, pour une vie. Sens inconfortable, certes, mais implacablement humain.
Ce que j’en tire, pour ces pages de Nietzsche : qu’il faut les penser moins dans ce qu’elles déclarent que dans l’écart que cette déclaration ouvre entre les pôles de la contradiction. Dans leur dispositif polémique, en somme. Je ne sais, et peu m’importe au vrai de le savoir, à quel degré Nietzsche lui-même s’identifiait à sa déclaration, quelle part de « lui » y adhérait. Pas plus que je ne sais, ni n’ai besoin de savoir, en quoi Rabelais identifiait sa pensée politique à l’Utopie de Thélème (en quoi le monde de Thélème incarnait effectivement la vision politique de Rabelais) : Thélème était une « utopie », un non-lieu. C’est-à-dire une proposition démonstrative d’écart face au monde tel qu’il était alors idéologiquement et politiquement organisé, et une invitation non pas à vouloir Thélème comme monde réel mais à penser les misères, les aberrations et les injustices du monde réel à partir de la différence exemplaire dessinée par Thélème.
J’essaie d’écouter selon un principe semblable ce que me dit Nietzsche. L’idéalisme égalitaire chrétien (les formes profanes du christianisme, surtout : ses succédanés « socialistes », par exemple) est au nadir. Au zénith : la différence aristocratique, politiquement exacerbée, le pathos viril de la « vertu », la différence maintenue — comme approbation, en tout, de la « vie », ou « nature ». Entre les deux, dans la tension : l’espace impur des agitations humaines, qui font monde.
Nul ne trône au zénith. Nul ne croupit au nadir.
Au plan déclaratif (la positivité, l’affirmation des énoncés), ce que dit Nietzsche ne s’entend (et ne s’admet) que si on pose qu’il pense à l’art (musique, tragédie, poésie), voire ne pense qu’à ça. Et qu’il envisage l’action artistique comme manifestation de cette affirmation du différencié différenciant : la grande irrégularité des représentations singulières, qui, parce qu’à chaque fois elles les déplacent et les re-forment, justifient les règles (d’habitation du monde), leur ré-insufflent une énergie, leur redonnent sens.
C’est à partir de là, seulement à partir de là, seulement à partir de ce creusement cruel des écarts, qu’on peut commencer à penser l’espace de l’organisation socio-politique et les modalités de ses possibles transformations (vers plus d’égalité et de justice démocratiques, d’abord).
Qu’aucune organisation socio-politique ne puisse s’identifier au zénith aristocratique, inégalitaire et immoral de la passion des « forts » : évidemment, heureusement (quand on se met à y croire et à incarner en acte cette croyance : voici le pire, l’horreur, le crime massif — entre autres : les nietzschéens nazis). Mais qu’aucune ne puisse s’identifier au nadir de l’écrasement uniformisant, massifié, dominé par la loi du nombre, la morale mercantile, la précipitation des besoins, la pensée tuée par le bavardage des réseaux et la parole partout pétrie par le lieu commun : évidemment aussi, heureusement aussi. Rien n’est pensable, et vivable, que dans la perpétuelle confrontation (dialectique et agonistique) des deux — qui dessine le seuil lieu effectivement humain. Je ne crois pas, au bout du compte, que Nietzsche dise autre chose que cela.
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23/12 [crépuscule au terrain vague]
mes filles vos ludions rôdent
entre mourons et tôles ça
fait des signes adieu va-
t’en parmi les arthropodes
un jus de ciel sur la friche
a bavé gras ça fiche
un triangle mort au bas
asphyxiant du bois
la fente au coteau naît
d’un sexe amoché tout
sèche tout s'achève vous
filez loin mes oises mes
oiselles plus rien à voir
fondu au noir