JOURNAL 2020, extraits (3) par Christian Prigent
04/03 [fonce, Chino !]
Le Chino récemment enclenché fonce tout fumant dans la langue : un bison de BD. Des phrases surgissent, rapides. Je les bloque. Elles se tordent : voici des clefs. Elles ouvrent des maisons de mémoire, éclairent vivement les chambres, réveillent les morts — les quittent aussi vite.
Le récit n’avance que peu, ça prolifère par le dedans.
Pour faire tenir, condenser (parfois dé-condenser), composer, il faudra du temps.
C’est ce que j’espère : ce temps plie la vie à son rythme ; aucune macération dépressive ne résiste à son énergie ; il ridiculise tout apitoiement sur soi.
Horrible travail ? Oui, sans doute.
Mais surtout : quelle joie !
Je crains seulement le moment d’écœurement saturé qui fera retomber l’élan (je connais : fatigue soudaine, implacable à-quoi-bon-? — et tout, sans cause pensable, s’éteint).
Donc je marque le texte à la culotte, sans souffler.
Ce matin (1955), l’enfant Chino est en stage instructif dans le jardin de Jean Courtay, ex-para d’Indochine.
*
10/03 [à l’enfant persistant]
planque dans l’ondée tes
pleurs suées suints agneau ne bêle
pas sous les cigües prie muet pas
vu pas pris djà dans les projos
ne livre rien de toi aux mouches du
dieu des hommes secs des femmes
débordantes ils ont vendu
leur viande aux néons du monde
ils sont voués à ses envoûtements
*
03/04 [retranchement]
Menaçante pour les corps, vertigineuse pour la pensée, perturbante pour la civilité, la pandémie suspend la vie sociale : nous voici retranchés.
Ce mot me vient de Mallarmé. L’écriture, dit-il, « qui l’accomplit absolument se retranche ». Se retranche des convivialités, sans doute. Surtout : du bavardage médiatique (« l’universel reportage »).
Le confinement, lui, nous y scotche. Chacun, certes, est seul avec soi. Mais branché à des réseaux prolixes. Et sommé d’avoir, sur tout, une opinion. C’est difficile. Rend bavard. Ou hagard. Ou les deux. En tout cas malheureux. Effaré par la perversion des jouissances apocalyptiques, la confusion des savoirs, la fragilité des dispositifs sociaux et, nonobstant leurs carences, l’éreintante arrogance de ceux qui font profession de nous gérer politiquement la vie.
Chance pour moi : retranché d’avance par le travail sur le nouveau Chino. N’écrivant rien d’autre. Ne pensant qu’à ça. Lisant seulement de l’utile pour ça.
Voire vivant à peine : insensibilisé aux signaux du dehors par l’hyperesthésie interne requise de qui écrit.
Autruche, en somme : tête dans le sable, la plume en l’air. Ressassant sa manie. Donc peu touché par les démangeaisons d’expression civique qu’active le confinement.
Mais d’autres ont obtenu le même effet par le jardinage, la méditation transcendantale ou la gastronomie obésifiante : pas de quoi se vanter.
Je ne le fais pas. Honteux, plutôt, que la fiction en cours ne répercute rien de l’actualité. Mais pas mécontent qu’elle protège des râleries politiques rituelles, incivilités puériles, ping-pong d’expertises contradictoires, équanimités sur-jouées ou délires catastrophistes, prises de paroles de n’importe qui n’importe comment sur n’importe quoi — qui sont l’ordinaire du monde mais qu’avive la préoccupation paniquée de soi qui l’investit depuis des semaines et fait s’hystériser ses réseaux.
*
09/04 [carnaval]
Un grand texte viendra un jour raconter le surgissement de la pandémie covid 19, représenter la façon qu’elle aura eue de tordre sur eux-mêmes des mondes et de les renverser. Il n’y faudra pas moins que la force d’un Rabelais ou d’un Céline. Pour qu’on y éprouve le scandale : l’ahurissement, l’effroi, la désolation et la colère. Mais aussi le carnaval : le dérisoire, le grotesque, la bouffonnerie.
On peut craindre qu’il faille attendre beaucoup. Et que ne déboule dès la prochaine rentrée que le flot des petits romans transparents, apitoyés, moralistes et vite faits qui réduiront l’événement au néant habituel de ce qu’aime la vie littéraire.
*
10/04 [les fifties]
Chino me ramène aux années 50 : me voici une fois de plus le nez dessus.
C’est parfois comme si je n’avais, sensoriellement, rien vécu depuis.
Ce sont les années de mon enfance : cette raison suffirait.
C’est aussi l’époque où, pour la « modernité », tout a basculé : l’usure progressive, puis l’effondrement violent du rêve communiste ; l’élévation de la consommation à la dignité d’un idéal ; le triomphalisme des « Glorieuses » ; l’éloignement définitif de la ruralité à l’ancienne ; l’accélération des ravages sociaux et écologiques de la productivité capitaliste.
Je sais que je suis de la dernière génération qui aura d’une part rêvé du Grand Soir, d’autre part vu, de ses yeux vu, le travail utile des chevaux, un monde sans télévision, les hannetons et les doryphores d’avant les pesticides.
*
12/04 [bientôt l’obscur]
sans pudeur ni culotte queue 1955
à l’air ridicules et joyeux
le foutre encore éperdu ils
ne savent rien ils sont
dans la fadeur délicieuse
mais dans la pitié des boues leur
cul par son trou d’anthracite
sent s’ouvrir aux humiliations
l’obscur acrimonieux du monde
*
15/05 [tics]
Plusieurs auteurs publiés dans les premiers TXT se sont vite banalisés en poètes tous terrains. C’est qu’imiter les postures intellectuelles et les tics formels avant-gardistes est aisé. Bien des habiles le font. Puis oublient ces plaisanteries de galopins pour vaquer à du plus raisonnable. Alain Duault, Gérard de Cortanze en furent des cas typiques. Et Jean-Luc Steinmetz qui, après un temps d’encanaillement txtien, revint au bercail universitaire et au boudoir de ses premières amours : Jaccottet, Jean Tortel.
*
17/05 [Ponge, au final]
Bruno Fern me parle du moment où j’ai repris contact avec Francis Ponge. C’était à l’automne 1984. Je venais d’apprendre la mort de Michaux, né la même année. J’ai craint que FP ne meure avant que j’aie pu m’excuser de ce que je lui avais écrit lors de la rupture d’octobre 1975.
Non sur le fond (ce que FP est ensuite politiquement devenu a plutôt confirmé que je n’avais pas tort). Mais sur la manière : arrogance rageuse, insolence, recours (parfois un peu grotesque) à la scolarité psychanalytique.
En 1984, j’avais pris assez de distances avec les crispations avant-gardistes pour laisser revenir en moi le fond de mon admiration pour l’œuvre littéraire de Ponge et mon affection pour le vieil homme susceptible et ardent qu’il était. J’ai pu heureusement le lui écrire à temps. Pas le revoir, hélas !
*
19/05 [un rêve]
li signi bui (Dante)
derrière
sont des bœufs gourds non
des cygnes
ils sombrent avec
les ours
(contre jour
jour
sauvage jour
dur de poils non
de plumes lactées
jour de colère)
*
22/05 [Rimbaud]
Libération m’interroge sur mon rapport à Rimbaud.
Que dire que je n’aie déjà dit ?
Résumons : nous sommes en 1960. Voici un adolescent sollicité par l’énigme qu’est la poésie : langage injustifiable à force d’être artificieux, ostentation du souci artistique (rythmes, arrangements sonores, codification complexe), exaltation « pathétique » (et parfois ridicule) du monde, chant profond (parfois d’un sublime sur-joué).
Ce jeune homme a consciencieusement imité les poètes l’un après l’autre tombés sous ses yeux : de Villon à Verlaine, en passant par Marot, Malherbe, Chénier ou Hugo. Il faut mesurer le choc que fut pour lui (comme pour bien d’autres), à quinze ans, la découverte de Rimbaud. Que fut, plus précisément, le passage (le difficile, le presque impossible passage) entre le Rimbaud des premières poésies et celui des Illuminations.
Le premier, pour qui avait lu Hugo et le Verlaine saturnien, était familier. Et fraternel, complice : on partageait ses révoltes, ses sarcasmes politiques, ses saluts à la Commune. Mais le suivant : quelle déroute ravageante ! Tout, dans cet « opéra fabuleux », repoussait narquoisement. Mais en même temps fascinait. Cette étrangeté souveraine ne laissait jamais en paix : ni dans la connivence, ni dans l’indifférence. Tout était là, des visions, des gourmandises et des émois adolescents (politiques, sensuels, sexuels). Mais défiguré et transporté violemment ailleurs : dans des paysages sauvages, à la fois enluminés et lacunaires, agités de transformations ultra-rapides.
Le monde s’y trouvait représenté avec une justesse jusqu’alors inconnue. Cette justesse ne devait rien à la mimesis classique. La représentation rimbaldienne donnait la sensation d’être juste parce qu’elle comprenait ce que d’ordinaire les représentations ne comprennent pas : l’obscurité lumineuse. C’est-à-dire la part d’innommable qui fait que, paradoxalement, surgit le besoin de nommer (la puissance spécifiquement humaine de fiction — d’instauration de « monde »).
Le poème rimbaldien nomme sans effacer en lui les traces fondatrices de la pulsion même de nommer. Il désigne le fait qu’il y a de l’innommable et que c’est cet « il y a » qui appelle à lui l’effort de poésie lui-même. C’est en cela que Rimbaud est fondateur. On ne peut le lire sans qu’il force à se demander pourquoi il y a en littérature ce souci d’art qu’on appelle « poésie ». Plus nettement encore : pourquoi il y a aussi la poésie — et pas seulement la prose narrative ou intellectuelle.
Bref : Rimbaud a mis l’adolescent que j’étais devant la question qui allait à jamais structurer sa vie d’intellectuel et d’artiste. Ajouter à cela le renoncement de Rimbaud à l’écriture. Sa façon de dire : certes, la poésie est tout (elle touche au fondement même de l’expérience humaine : la parole, la langue) ; mais aussi bien elle n’est rien : rien dont on puisse faire métier ou manie, hobby ou carrière dans un monde auquel, de toutes façons, elle n’est pas (elle s’occupe plutôt de désigner ce qui n’appartient pas aux logiques qui représentent le monde : elle forme le négatif de l’image positive qu’il faut qu’il ait de lui-même pour pouvoir se constituer comme lieu commun, société).