JOURNAL 2020, extraits (4) par Christian Prigent
23/05 [Jarry : l’écriture]
Le cycle d’Ubu : lu sans savoir que l’auteur avait vécu une bonne partie de son enfance à Saint-Brieuc, étudié au même lycée que moi, pêché dans les mêmes rus, barboté aux mêmes plages. Ni que ces années avaient laissé des traces dans l’œuvre*. Le savoir a peu changé l’image que j’en avais. Mais l’a humectée d’une sorte de tendresse chauvine. Elle m’incite parfois à rendre au camarade un dû qu’à mon sens on lui refuse trop.
Ubu cache Jarry. Pourtant, ce masque ne prend sens que du visage sur lequel le plaquent de forts élastiques : l’œuvre entière. Masque grimaçant : son rictus répercute une tension. Entre symbolisme érudit, volontiers obscur — et bouffonnerie décervelée, parfois obscène. Il dit ainsi la vérité de l’œuvre.
Il en réserve aussi le plus secret : une rêverie autobiographique hallucinée et concentrée dans des proses elliptiques à fort pouvoir émotionnel (Les Jours et les nuits, L’Amour absolu).
Jarry : le pied le plus sale posé dans le plat des rituels littéraires (« merdre ! ») et les récits les plus furtivement tendres (Emmanuel et Varia dans « la cahutte de douanier »).
Le tout dans la même allure vélocipédique goguenarde. Sans hiérarchie des valeurs. Sans ce bon goût stylé et ces demi-mesures intellectuelles qui font l’ordinaire de la littérature.
Que les contradictions y soient maintenues tend la clef de l’œuvre. Nonobstant sa disparité, cette tension la résout en une unité démonstrative.
Là surgit l’énigme appelé « écriture ».
Ce mot ne désigne ni la facture homogène d’un style, ni l’unité pensée d’une thématique, ni l’exactitude du dessin d’un phénomène du monde. Il nomme (mais plutôt comme on pointe une aporie) une trace expressive : élan créatif et mise en forme à la fois absolument décidés (irrépressibles) et particulièrement irrésolus (injustifiables).
Situer le sens même de l’opération littéraire dans le vide non représentable qu’une écriture ouvre entre trivialité et sophistication, sous-culture pop et élaboration savante, pastiche et invention, trivialité carnavalesque et raffinement rhétorique, c’est toucher à presque tout ce que la littérature du XXème, sous ses formes les moins convenues, a tenté.
Pas seulement (voire : pas d’abord) côté « poésie » : ça travaille aussi bien chez Joyce, Queneau, Gadda, Burroughs, Arno Schmidt, Maurice Roche, etc. On ne peut sans cela comprendre ni le Valère Novarina du Babil des classes dangereuses, ni le Jean-Pierre Verheggen du temps de TXT (la « violangue » et le « oualon » à la fois populaires et savamment ré-inventés du Degré Zorro de l’écriture). Pas plus qu’on ne peut comprendre ce qu’écrit aujourd’hui un Charles Pennequin, par exemple…
*
01/06 [un matin moche]
au matin suint de fesse
(chacun son suaire)
et l’expir amer
(chacun sa sainte face :
l’ectoplasme monde a spa
radrapé les draps !)
pose après la nausée
ton pied sur la terre, Antée !
et pompe la force : de l’air !
de l’air ! accélère !
*
17/06 [autobiogre]
Ce qui me touche le plus en littérature :
1/ Pour l’installé sans complexe dans le sublime : quelques expériences (rares) de condensation poétique (Hölderlin, Rimbaud).
2/ Pour le concédé par ruse au trivial : le matériau autobiogre saisi à ras du sensoriel mais décadré et déplacé par une langue lexicalement condensée et syntaxiquement contorsionnée.
Le 2 donne des mondes très divers : Proust et Céline, bien sûr. Arno Schmidt. Parfois Cingria. Le Pasternak de Sauf-conduit. C’était, frontalement, le programme d’Hubert Lucot. C’est, mine de rien, celui d’Olivier Cadiot.
À chaque fois : passion d’aller voir ce que ça fut (la vie), comment ça marche (l’invention de la vie dans le récit de la vie) et comment comment-ça-marche refait (roule) ce-que-ça-fut.
Tout ça : volontiers rigolard, auto-ironique. A la fois énervé du sensible et techniquement distancié. Bricolant des formules narratives. Cherchant avec une curiosité éberluée d’elle-même un chemin vers la justesse (une diction juste de l’expérience — sachant que celle-ci est de toutes façons injustifiable).
Le propos (matière et manière) ne se justifie que s’il prend le risque de la durée, du flux (vs le flash poétique qui veut tenir le temps dans une condensation irisée de gouttes).
Il faut le développé narratif (la diégèse, on dit, en parler cuistre). Donc la variété des dispositifs d’énonciation, des allures phrastiques, des rythmes phrasés, des focales (entre zooms et panoramiques — ce qui s’entend tant du point de vue du temps que de celui de l’espace).
Et il faut une vitesse de phrase. Ce n’est pas une question de longueur : une phrase longue peut être ultra rapide, une courte affreusement pesante. Mais de privilège accordé non au travail syntaxique mais au souci rythmique (la catastrophe phrasée, le chaloupé des scansions). Toujours il faut accélérer le « métro émotif », alléger, faire subtil (au sens matériel, mOtériel, non psychologique).
PS : ne peut pas ne pas surgir, dès qu’il y a récit (récit qui 1/ transpose du plus ou moins « vécu » ; 2/ se développe dans la durée romanesque), la question du rapport « sentimental » de l'auteur aux personnages manipulés par sa narration. La cruauté est entière, envers les siens (le narrateur y compris), chez Flaubert et, d’une autre manière, chez Céline. Balzac et Proust ne sont pas de ce bord-là. Ce n’est en rien une question de qualité (du point de vue de la puissance d’écriture, de la fiction de « monde », les quatre que je viens de citer n’ont rien à s’envier l’un à l’autre). Mais ça dispose des atmosphères diverses, ne partage pas le même type d’énergie.
*
19/06 [poésie et écologie]
On ne saurait surestimer la question écologique.
Mais le défi qu’elle lance à la poésie (prise dans un sens non formel) implique que celle-ci y intervienne sans tout d’un coup (le coup de la correction politique) oublier son attention au négatif : souci du mal ontologique et puissance de résistance à l’assentiment moral — y compris au discours écologique aujourd’hui dominant.
Toute habitation « poétique » du monde rejoue les effets d’une séparation d’avec le naturel muet. Et dénonce du même coup ce qui, de l’écologisme, n’est souvent que rêverie fusionnelle : une euphorie qui, en soi, n’a pas la moindre valeur émancipatrice.
Un jour d’espièglerie, Léon Werth disait du pétainisme qu’il était un « mélange de nazisme et d’idyllisme champêtre » (c’est dans son journal de 1940). Je ne crois pas que ce soit une simple boutade. Les poètes bucoliques l’ignorent trop souvent. Cette ignorance colle même, hélas, à la peau de la poésie. D’où tant de lyrismes insignifiants, hors sol (comme telles tomates insipides).
*
20/06 [Adam]
une part de noir deux
d’ocre
(1 : terre / 2 : merde)
voici la chair
sors
des poussières
Adam !
en haut (zoom)
la discrétion
des combats
d’astres
la drache y pend
juste
une odeur de gaz
et ouste
chiens sanglants !
vipères du limon !
oxyures !
*
21/06 [pour le dire autrement]
Poésie : passion de langue.
En tant que telle, plus qu’aucune autre posture dans la langue, aucun autre traitement des langues, elle participe de la mise à distance (la médiatisation) du « réel » immanent.
Soit : la « nature », si ce mot ne désigne pas que le paysage, le milieu où s’agite la vie des hommes — mais l’engendrement même de la totalité physique.
Symétriquement (et pour cette raison), la poésie est souvent provoquée et animée par un projet de renouer avec la totalité (l’impensable) : proposer (verbalement, sensuellement) une nouvelle alliance avec le réel in-nommé.
L’effusion lyrique et l’extase bucolique ont ce sens : ne se réduisent donc en rien au pathos sentimental ou à l’émoi devant le décor des flores et des faunes.
De même l’obsession des poètes un tant soit peu démangés de métaphysique : toucher à l’im-mensité du « réel » (la conviction qu’écrire cherche à en toucher quelque chose, tente d’en restituer l’effet, le tact).
Il faut tenir ensemble les deux pôles de la contradiction. C’est difficile, énervant. Mais nécessaire.
Sinon, en littérature, tout sonne faux. Dont la piété écologiste.
On ne peut penser sans complexité, voire sans se heurter à de déroutantes apories, la question du rapport de la poésie à la « nature ».
L’éco-poésie dont on nous rebat ces temps-ci les oreilles ne me semble souvent qu’un fantasme, un bavardage sulpicien.
*
28/06 [phrase]
Roue libre après le point final mis à Chino au jardin. Lancé, pour voir, un chapitre additionnel (souvenirs érotiques du Gué de la Chaîne, 2005) : « Chino au jardin délicieux ».
C’est aquarellé rose et bleu, comme une « bergerie ».
Et roule tout seul.
Trop.
Faire un livre : apprendre à faire une phrase (un type nouveau, pour soi-même, de phrase). La fin du livre n’est rien d’autre que la fin de cet apprentissage : voici que je sais faire cette phrase.
Du coup, pendant quelques semaines, rien de plus facile que d’usiner, avec la machine ainsi mise au point, à peu près tous les matériaux qui passent (sous le nez, dans la mémoire, au gré du désir, etc.).
Sauf que l’ennui vient vite : plus rien, sur ce point, à apprendre — pourquoi poursuivre ?
*
30/06 [cirés jaunes]
pour quatre Saint-Jacques
éparses sur la grève craque
pêcheur à pied en jaune !
vu d’en haut le mordoré stocke
du jus d’or mat : hop, une icône !
mais l’œuf de cotte au plat cloque
tant qu’à la coque bave la mer
sous des culs comme d’hiver
(coquineries d’écumes + pluies
qui frétillent = dimanche de la vie !)
* L’Ontogénie, bien sûr. Mais aussi les Minutes de sable mémorial (tel « Lied funèbre »), Les Jours et les nuits (chap. IV : aux mines d’argent de Trémuson), L’Amour absolu (c’est au cap d’Erquy que Varia marche sur « la crête de parapet de la falaise »). Etc.