JOURNAL 2020, extraits (6) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2020, extraits (6) par Christian Prigent

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01/08 [relativisme culturel]

 

Œuvres de femmes pour les femmes, de tel groupe ethnique pour ce même groupe, des natives d’ici pour les natives d’ibidem, etc. : ça « relativise » sec.
Les raisons éthiques et politiques en sont légitimes. Elles reconsidèrent les valeurs supposées universelles qui nous structurent les convictions. D’où : lézardes sur les Panthéons.
Souvent, ça heurte : tribalisme nombrilique et nivellement communautaire des singularités ; chasse aux sorcières supposées élitistes ; chape de sociologie et de morale sur les questions artistiques.
Rester placide face à cela : impossible.
Heureusement : qui ça n’interloque pas, au moins un peu, c’est qu’il est déjà mort.

 

*

 

02/08 [Chino à Berlin]

 

Cette nuit Chino fut une brique parmi les gravats de la gare en ruine d’Anhalt.
Ce résidu des bombardements de 1945, dans le rêve : chicot Chirico.
Façade : 3 meurtrières d’ombre (pour les vides) + 3 pattes jaune-d’œuf-pourri de Carabosse (pour les pleins).
Chino, rase-motte, craint que ne lui clopine dessus la sorcière en sabots caillouteux.
Elle lui shoote dedans : vorwärts ! marche !
Elle veut qu’on la torche des dégueulasseries de l’histoire des hommes. Qu’elle ne pue plus la poudre et la viande cramée au phosphore.
Puis qu’on la formole sous cloche boule-de-neige. En bas : socquettes de gazon aux chevilles. Milieu : tutu de gaze de géraniums. Au haut : crête d’iris punk à la raie du chaume comme en pays d’Auge. Derrière : queue de coiffe grand sachem entre les épaules, façon lierre.
Hop : c’est fait !
Et l’enfant blond Chino, d’un coup ravi, s’éveille.

 

*

 

04/08 [hypothèse Guyotat]

 

L’état servile est la vérité de l’humain : Guyotat a eu cette vision.
Elle dit que nous sommes des esclaves prostitués, les putains de la construction civilisée.

 

C’est un mythe : il ne figure pas la réalité mais déchiffre du réel.
Croire le contraire (lire G. comme un romancier réaliste) produit les censures, les diagnostics de délire, la résistance aux formes psalmodiques à l’œuvre depuis Eden, Eden, Eden.

 

Sans se porter à ces extrémités, on ne peut éviter la question : tous esclaves, tous putains, soit — mais quand même : certains plus que d’autres.
Tout soudain, ça gêne aux entournures.

 

Peut-être alors ne pas trop penser en termes sociologiques[1] ?

 

Guyotat écrit. Le mythe que ses livres élaborent ne se dévoile qu’à partir d’une vision de ce que la langue fait de nous : esclaves socialisés, arrachés du coup au fond d’immédiateté sensorielle et jetés à la soumission.
Ça ne se libère que dans et par la langue. Pour peu qu’on en tire une musique d’orgue hallucinée et obsessionnelle, un sabir justifié d’être à la fois la diction de l’expérience servile et sa récusation triomphale
Soit : à l’hypothèse servile, opposer une hypothèse d’émancipation rythmique ; qu’une invention verbale paradoxalement « inhumaine » impose à la langue trop humaine l’énergie d’un autre mode (paranoïa-critique) de surgissement du réel en langue.
On peut n’en rien vouloir entendre, n’en rien partager, n’y voir rien qui éclaire le monde où nous vivons des expériences moins violentes, moins « folles », dans une placidité plus ou moins ahurie.
Mais on ne peut pas ne pas en reconnaître la grandeur pathétique.

 

*

 

05/08/ [addendum]

 

Esclaves et putains : ceux qui sont « au monde » (cf Rimbaud), qui lui appartiennent corps et âmes (les « non-libres »).
Face à eux, dans la mythographie de Guyotat : ceux qui n’y sont pas, au monde — qui ne sont pas à lui (les « libres »).
Soit : saints, prophètes (Job, Ezechiel), grands artistes. Dont les paroles, les œuvres, les langues sont autant de propositions d’une sortie hors du « monde ». Qui ne disposent que de cela. Mais de cela, quand même : l’humain toujours projeté au delà de lui-même.
Sinon : quel sens, quelle fonction, ont la sainteté, l’art, la poésie ?

 

Qui, aujourd’hui, oserait penser en ces termes ?
Aujourd’hui  = quand règne « l’anéantissement de la langue comme art » (Guyotat, 2000).
Question : peut-on résister (voire : faut-il résister) à cet anéantissement ?
Voix enthousiastes : « oui ! »
Mais on voit plutôt que ça pense, un peu partout : « non ! » (la « vie littéraire » vit de cette négation).

*

 

07/08 [Guyotat épique]

 

Guyotat n’a pas écrit de romans[2] mais une épopée en plusieurs chants. Sa Troade homérique : Ecbatane, les Aurès. Ses demi-dieux épiques : l’esclave absolu, le putain transcendant.
À l’épopée, il faut un mythe fondateur. Celui de Guyotat est l’hypothèse évoquée avant-hier : réifiée en langue, une proposition d’interprétation de l’Histoire universelle et de la Figure humaine éclairées par l’héroïsme de l’esclavage et du putanat ontologiques.
C’est un fondement paradoxal, pour l’epos : ne le lie aucun assentiment communautaire (il ne tient même qu’à inquiéter voire à défaire l’assentiment). Il n’engendre, comme parole, comme geste épique, que l’affirmation d’une différence exorbitante, d’une singularité séparée de la « horde », d’une idiotie souveraine. Voire une langue qui cesse, à peine inventée, d’en être une : elle ne se parle pas ; elle tire son sens et sa gloire d’être au regard de l’idiome commun une exception autiste.
En vérité : le contraire même de l’ambition culturelle (voire pédagogique) de la narration épique. Avouant peut-être, in fine (forçant à avouer) que l’épopée, en nos temps « de manque », est impossible. Et que l’illisibilité qu’on reproche à Guyotat n’est jamais qu’un effet de cette impasse.
Bref : par les temps qui courent, dans un monde sans autre fondement unanime ni autre sacré que le pragma du marché et lié d’aucun universel assentiment car politiquement et culturellement divisé jusqu’à la panique, est-ce bien raisonnable de donner dans l’épique ?

 

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12/08 [Le Professeur, encore]

 

Une lectrice de Bataille me reparle de mon Professeur.
Once more : récit littéral ; mais avec paroles reconstruites.
Texte écrit au moment où l’histoire réelle finissait. Dans la douleur.

 

L’histoire : histoire d’amour. Violemment érotique en ses débuts. Puis inéluctablement apaisée.
Rien que de banal.

 

Plus tard, leur lecture du livre m’a valu l’intérêt de quelques jeunes femmes.
D’où des « aventures ».
Mais rien qui approche de la passion que dit Le Professeur.
C’est qu’il y manquait… l’amour.
Ce fut toujours agréable. Mais toujours décevant — pour ces femmes, pour moi.
Et pour l’écriture. Des pages racontent ces expériences. Elles sont littérairement faibles : sans élan, écrasées par les clichés de la littérature érotique. Ne méritent que la poubelle.

 

La rencontre avec « l’élève » : radicale invention. Découverte du désir (celui de cette jeune femme). Et du coup de l’énormité du mien propre — que je ne soupçonnais même pas.  

 

À la fameuse question de Freud (« que veut une femme ? »), nul n’a la réponse.
Pendant les brèves années qu’évoque Le Professeur, j’ai eu la sensation que je pouvais voir cette question se dissoudre, comme par magie, dans ce que R. et moi inventions sexuellement au fil des jours. Alors elle disparaissait comme question impossible pour se convertir, à chaque moment, en acte possible — puisque effectivement réalisé : quelle émotion !

 

*

 

15/08 [glose]

 

Laurent Fourcaut, qui rédige un essai sur mes livres, y remarque l’ambivalence du mot « trou ».
Ce mot, que mes textes ressassent, n’est pas le nom d’un élément de la réalité. Plutôt une hypothèse d’interprétation du rapport langue / réel (celui que mes livres traitent).
L.F. m’interroge sur ce fragment : « le nom fut mon nom, mais ce fut aussi le non, la croyance, l’adhésion à tout, y compris au trou qu’il y a dans le tout pour que tout s’engouffre enfin dans ce trou, plop, lavé, avalé, j'entends les glouglous, je dis non, je reconnais mon nom » (Une phrase pour ma mère).
Ce que j’en comprends aujourd’hui : le nom que ne « prononce » pas mais que « grogne » la mère s’entend (pour le fils) à la fois comme une approximation du nom qu’effectivement il porte ET comme une réticence à cette nomination, voire comme sa négation.
Nom (propre) : meurtre de la différence (l’autre) que le fils se sent instinctivement être face à ce qui voudrait l’assigner au même (lien biologique et verbal — ressemblance, croyance, adhésion). Lui, dans cet instant, à la fois entend que c’est effectivement lui que le nom désigne (« je reconnais mon nom »), à la fois éprouve que de l’assignation il ne veut pas (« je dis non »). Soit, dans l’écho : nom ? non !
Si je re-ponctue prosaïquement : « Le nom fut mon nom, mais ce fut aussi le non, la croyance, l’adhésion à tout, y compris au trou qu’il y a dans le tout pour que tout s’engouffre enfin dans ce trou. Plop, lavé ! avalé ! : j'entends les glouglous, je dis non, je reconnais mon nom ».
Bilan : toujours inviter lecteurs et critiques à ne pas accorder à la mise en scène fictionnelle plus de cohérence rationnelle qu’elle n’en a. La fiction ne se serait pas écrite (pas écrite comme elle le fut : avec ses contradictions, ses opacités et ses poussées délirantes) si non impulsée par la vision d’un en deçà ou d’un au delà du rationnel — en deçà/au delà qui est bien sûr une sorte d’accomplissement du savoir (de l’intuition théorique) mais aussi son dépassement (vers le non-savoir) : qui le troue de polysémies non arraisonnables.
L’emportement panique des rythmes, seul, fait coaguler une « vérité » — mais en tant que non assignée à des significations positivables : question de « poésie », en somme, si j’ose dire, si j’ose cette évidence.

 

 

 

[1] Dans Explications (2000) : « Employer le mot ‘esclavage’, qui devrait être un mot sacré comme quelques autres, dans des affaires qui relèvent plutôt de l’inspection du Travail, me choque […] L’esclavage, c’est quand un être humain est nié comme tel […], c’est le crime qui nie l’humanité dans un être manifestement humain ». 

[2] Quand c’est le cas et qu’il raconte une vie, ça n’appartient à l’œuvre que comme ses prodromes (la transposition romanesque un peu fluette de Sur un cheval et d’Ashby) ou ses apaisements conclusifs (la tranche de vie saignante d’Idiotie).