JOURNAL 2021, extrait 2 par Christian Prigent
03/02 [dolents]
Effet covid : nous voilà tous dolents. On écoute son corps. Lequel fait du coup son intéressant. Ne pas sortir, ou peu, porte à s’observer les intérieurs par le trou du nombril.
Précautions sanitaires + cochonnerie météo + paresse hivernale : reclus.
Donc : écran (bricolages stylistiques — inutiles le plus souvent) + longues heures de lectures.
Les vieux yeux crient grâce. Migraine. Sans doute sans autre cause (on va scanner le crâne, quand même — ou sa moitié).
2ème injection vaccin en vue.
Après : peut-être oser bouger un petit doigt pasteurisé, aborder timidement autrui, dévoiler la face auguste de son grand-père à la nouvelle née Aimée.
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06/02 [sceptique]
Jacques Barbaut trouve « sceptique » mon texte sur Guyotat dans Lignes.
Soit.
Mais aucune réserve sur l’œuvre. Seulement sur le culte, la légende dorée.
Les écrivains de la génération « post-moderne » (cf La Revue de Littérature Générale) regardaient l’œuvre de G. de loin, voire en coin : scepticisme. Congé à ce type d’écriture (héroïsme de la forme) et de posture infatuée (héroïsme de l’expérience).
Quant aux lyriques de chic et aux formalistes à contraintes, ces énormités magnifiques les laissent ahuris ou pantelants d’effroi. Préfèrent donc n’en rien savoir.
Plus récemment : mise en cause de la notion de « grand écrivain » ; appel à un front poétarien uni : à bas les « grandes irrégularités » aristocratiques ! démocratisons les pratiques d’écriture !
L’œuvre de G. est alors une cible (bien que la plupart du temps on ne la constitue comme cible qu’en l’ignorant obstinément).
On peut trouver ça de peu d’intérêt intellectuel et artistiquement faible. Donc ne pas s’en soucier. Et célébrer G. comme si de rien n’était, comme si rien n’avait eu lieu depuis.
Mais alors on confine l’œuvre, mythifiée, dans son propre temps (celui des dernières avant-gardes). C’est-à-dire qu’au bout du compte l’infini du commentaire la dispose hors temps (comme a coutume de le faire l’Université).
Mon texte n’avait d’autre but que de demander à ceux, beaucoup plus jeunes que moi, qui liraient aujourd’hui les écrits de G. quel usage ils en ont, quel effet ça leur fait (ce que ça fait, ibi et nunc, à leurs propres pratiques).
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08/02 [provocateur]
Réveil sur un souvenir de l’Institut français à Berlin-Est, 1987.
Sur scène, Valère Novarina répond à des questions. Suite à l’une d’elles, sourire ébahi de sa propre audace : « tout écrivain veut la mort de l’autre ».
Puis, me fixant : « je ne devrais pas dire ça avec mon ami Christian Prigent dans la salle ».
Mais c’est dit.
Sans doute ne suffit-il pas à un artiste d’être reconnu. Il faut encore que les autres ne le soient pas. En tout cas qu’ils le soient moins.
Comment se supporter pensant cela ? On le pense pourtant. Au fond de l’artiste qu’on essaie d’être, quelque chose le pense.
Élargissement du champ : Elias Canetti écrit (dans Masse et puissance) que « l’homme veut tuer pour survivre aux autres ». Reconnaissance, survie du Nom : au prix du meurtre symbolique ?
En tout cas le besoin passionné de survivre, de se survivre, nous habite.
Qui dit qu’il n’en a cure, il ment, se ment.
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09/02 [insolent]
Un jeune poète m’envoie un recueil de ses fragments sur la poésie.
Le genre prête au sentencieux, aux formules pseudo-profondes (souvent : rien que des coquetteries stylistiques). Seuls de grands moralistes (La Rochefoucauld, Joubert) y ont réussi. Encore que leur lucidité sur-indiquée rabâche parfois l'aigre et fatigue de le touiller complaisamment.
Un poète qui compose ce type de livre risque le ridicule. Surtout quand une œuvre conséquente ne l’a pas d’abord autorisé à aligner sur « la poésie » quelques pensées d’ordre général.
L’auteur ose quelques piques contre Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. Ça ne manque pas d’un certain courage (peu osent dire que ces princes des poètes sont nus — alors que beaucoup le pensent). Mais sous cette forme : insolences faciles. Il ne suffit pas de s’arborer peu intimidé par les palmarès. Il faudrait un argumentaire, un peu d’analyse : qu’on apprenne pourquoi, aux yeux de l’auteur en tout cas, ces têtes sont molles, leurs textes surévalués, leurs postures poétiques désuètes.
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12/02 [fuyard]
Curée, ces jours-ci, contre les incestueux, les violeurs, les harceleurs.
La cause est juste. Qui s’y livre est armé de raisons ardentes.
Mais ces ardeurs révèlent, assez souvent, effrayantes d’enthousiasme, la volupté des bien-pensants et la jouissance des punitifs.
Qui, un peu hanté, en ses fonds, de crapuleux — c’est-à-dire de rien que d’humain — ne sent, tout autour, comme d’une muqueuse utérine, la pression de ces dénonciations le malaxer de possibles culpabilités ?
Aux temps du premier monachisme, on serait allé fuir ce monde au désert, qui ne causant dans sa cellule qu’à son bonnet, qui impavide sur sa colonne, qui dans sa caverne ne commerçant qu’avec les bêtes indifférentes.
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13/02 [intéressant]
Quelques poètes attentifs au monde réel invitent aujourd’hui l’ancienne passion bucolique des lyriques à se reconvertir en soutien au chœur des combats écologiques. Et engagent ces poètes à faire de la « poésie intéressante » (de la poésie qui parle au public de ce qui l’intéresse).
Espérons qu’il ne s’agit pas que de mettre en vers confortables quelques points de vue sur le monde comme il s’asphyxie sous son nuage carbonique. Et que c’est plutôt une façon, modernisée, de reposer la question de la valeur d’usage de la poésie.
Cette question revient sans cesse. Le monde actuel (réseaux de communication « démocratisés » / oubli progressif des excès artistiques d’exception / éparpillement de « la » valeur dans la pluralité des valeurs) force à la poser à nouveaux frais.
Aucun créateur digne de ce nom en tout cas n’y échappe : à qui parler ? pour transmettre quelle expérience ? pour former quelle fiction (de langue) ? dont la forme même (l’art) aurait quel effet ? transformerait quoi ? émanciperait de quoi ?
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20/02 [tactile]
Le plus pénible, psychologiquement, avec la situation sanitaire, c’est qu’on finit par en prendre le pli : à vivre plié dans ce pli, à s’habituer à ne guère sortir, à ne voir personne, à n’avoir avec autrui aucun rapport tactile.
Mes penchants pour la vie solitaire et mes appétits de ressassé mélancolique s’en trouvent presque justifiés. Au point que l’idée, en principe charmante, d’avoir à revivre une vie conviviale normale paradoxalement m’assombrit, m’angoisse.
De beaux jours reviendront, pourtant — qui permettront de revoir des personnes et des lieux perdus de vue, papoter au café, toucher autrui et être par lui touché sans craindre d’échanger, dans ces transferts, du morbide.
En attendant, si on s’épaissit le ventre dans la stagnation et le caractère par la rumination, on maigrit du bout des doigts (Queneau : « c’est c’qu’y a d’pus distinglé ») à force qu’ils servent peu à communiquer.
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21/02 [ridicule]
Profession de foi : si je désire quelque chose, c’est le réel en tant qu’infiniment incompréhensible — parce qu’en lui me nargue une vérité délicieuse, mais mystérieuse et terrible, qui emplit mon cœur d’angoisse et d’amour ?
Peut-on dire encore ce genre de chose ? (que me fait oser dire, parodiant tel ou tel janséniste d’autrefois, la lecture de Bernard Groethuysen) :
Non, bien sûr que non : ridicule et sans pudeur ! — s’exclament aujourd’hui à peu près tous les chœurs.
Et pourtant : qu’opposer de plus vivement ressenti à la version misérable de « monde » qu’on s’accorde tout autour à considérer comme étant la « réalité » alors que s’y creuse partout pour moi le sentiment que ce n’est rien que mensonge et que vent ?
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23/02 [rengorgé]
Enième retour à Chateaubriand… « Grand Paon », disait Julien Gracq (assez coq rengorgé, lui aussi). Stylistiquement, sensoriellement, ce sont les premiers tomes des Mémoires qui valent : René, Saint-Malo, la grive de Montboissier) ; ou les scènes de juillet 1830 que je commentais dans Point d’appui… Après, imbu de pouvoir, acteur plastronnant de l’Histoire, il ne se sent plus, fait sans cesse bouffer, en caquetant, ses plumes. Mais les meilleurs ont été, par sa phrase, bluffés : Hugo, Flaubert, Proust, Breton, Guyotat, etc.
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24/02 [voyeur]
Vidéo sur youtube : * parle de Bataille dans un amphi.
On ne voit de l’oratrice que la tête et le buste. Robe noire à longues manches, boutonnée ras le cou : institutrice IIIème République ou régente de Franz Hals.
Mais (écrivait-elle, m’envoyant le « lien ») : nue sous sa robe — « l’esprit plus libre d’être sans culotte ».
Me voilà stupidement émoustillé. Tentant d’éprouver (peine évidemment perdue) quelque chose de la liberté qu’elle dit attendre de sa nudité secrète (pour elle seule provocante).
Voyeur banal, en fin de compte — qu’alerte la pointe d’un sein dessinée sous le tissu.
Du coup moins attentif à ce qui se dit.
Mais qui sait ?… Ce mixte d’attraction et de distraction est au bout du compte assez fidèle à l’esprit de Bataille : que le développement du savoir n’oublie jamais que le nargue le rire du non-savoir ! qu’un infini « voyou » (la dépense érotisée) fissure sans cesse, et fiévreusement, la finitude « sérieuse » (l’économie savante) !
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26/02 [déçues]
Encore un souvenir : lundi 24 janvier 2000, Paris.
Proust au Palais du Facteur Pompidou (expo Le Temps vite) : lecture intégrale de La Recherche, par plusieurs écrivains,
J’attends mon tour (trac).
Deux dames pas loin de mûres, sautillantes, permanentes crantées, foulards giboyeux, impers sable, lunettes fulgurantes, un œil allumé d’excitation, passent la tête dans le catafalque velouté où Pierre Michon, multiplié en éclats cubistes par la découpe des miroirs qui tapissent les cloisons, lit Proust, solennel, un peu essoufflé en fin de parcours.
Première dame : c’est quoi, là ?
Deuxième dame : attends, je regarde le programme.
Repérage index sur glacis papier froissé, lecture ânonnée : c’est une… lecture.. de… La Recherche… du temps perdu…
Première dame : on va voir ?
Deuxième dame : si tu veux…
Entrée des dames dans le cagibi ombreux.
Sortie des mêmes, 45 secondes plus tard.
Première dame, hilare : ben, on achètera plutôt le livre.
Deuxième dame, gloussante : hi ! hi !