JOURNAL 2021, extrait 5 par Christian Prigent
15/06 [pour répondre à des questions de Libération]
1/ Les minuscules aventures de Chino doivent beaucoup à celles de ma propre vie.
Mais l’auteur protagoniste du récit et l’auteur écrivant, ça fait deux.
De cette dualité, les livres font unité.
Cette unité comprend ce que fut et est l’auteur. Mais l’auteur dépassé de partout : projeté vers des mondes imaginaires, dérouté par des corps désirés, démembré par ses rêves, mis hors de lui par ses fantasmes, traversé par ses bibliothèques — aliéné par sa propre vie. Ne racontant qu’une vie réinventée dans le mélange de moments et de sites que propose la somme imprévue et dépersonnalisée dite « fiction ».
L’auteur n’a d’autre désir que cette fiction qui dépasse la vie telle qu’elle passa pour lui. Ce n’est qu’au prix de ce tré-pas (de ce pas au delà de lui-même) qu’effectivement il écrit : vita nova.
2/ La vie qu’on a vécue est ce que l’on connaît sensiblement le mieux (rationnellement, c’est autre chose). Qu’en écrivant on traite (de) ça : pas étonnant. Mais l’adéquation plus ou moins exacte d’une œuvre à une vie n’est le critère d’aucune qualité artistique.
L’enjeu n’est pas de rendre compte de sa vie (d’en aligner les tranches dans un ordre plus ou moins narratif). Il s’agit plutôt de creuser entre les tranches qu’une narration isole pour se stabiliser en épisodes, pensées clarifiées, vues sur le monde, réserve d’exempla politiques ou moraux.
Ce qui fait écriture, c’est la construction de fiction sur les vides de la biographie racontable : un emportement stylisé (non figuratif) et une coloration sensorielle globale (non circonscrite par des dessins : figures, épisodes, scènes).
Soit : ce qui tente de former en figures ce face à quoi la verbalisation touche à ses limites : le sensible ? l’inconscient ? la vie non ordonnée dans le temps des horloges et l’espace des cadastres ? la résistance des pensées et des corps aux discours du pragma social ?
3/ Le romanesque courant constate le phénomène du monde (psychologie, sociologie, opinions, intrigues). Il se donne pour tâche d’en rendre compte dans des temps et des espaces « vraisemblables ». Sa langue se veut la plus transparente possible à son objet (non sans s’orner d’un peu de supplément d’âme stylistique : il faut bien faire « littérature »).
On peut éprouver autrement l’opacité du monde.
Si les façons dont cette opacité affecte ne semblent adéquatement restituées par aucune des habitudes représentatives d’époque, il faut bien trouver, pour en rendre l’épreuve, des formes de construction et d’expression qui traitent la langue autrement.
Ces formes ne sont ni prescrites ni prédictibles. Elles surgissent, parfois, comme des chances : à force qu’on expérimente des formules génériques variées (soties, fééries, satires, listes, chansons…), qu’on travaille la plasticité des rythmes, les distorsions syntaxiques, le tremblement polyphonique des significations.
Non pour faire « beau » : pour retrouver une exactitude (un rapport juste à l’expérience).
C’est alors, si on veut, livrer la prose aux appétits injustifiables de la poésie.
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17/06 [album txt, 1971]
Jean-Pierre Verheggen au jardin
Jean-Pierre échevelé de serpents
médusés soleil aux mèches
s’assoit rigolard sur du rêche
aux fesses de pré : hello sacripants !
sa marraine « fait son samedi » — pourtant
c'est dimanche pour les wassingues
TXT c'est parti deux ans déjà c'est dingue
comme on est pâle sur les photos du temps
ô ia io, ia io ! ça vocalise au pic
des nues la lubricité des o-i-e-a-u-
x ! mais qu’on sonne au zinzin bu
colique la cloche : à bas ses tics !
si la salive aux jeunes dents rage
c’est de mitraques boum
boum merdRes zaoum :
violangue ! ouïssance ! ô le bel âge !
Mes-Ptits-frères / Il faut boire / Quand
même c'est du lait gratté / Du lait de mamelle
de carrosserie avec des bouilles dedans[1] : quelle
pompe à jus de vie les amis là-dedans !
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20/06 [puritains et magiciens]
Pour le prochain numéro de Lignes Serge Margel parle de Marguerite Duras.
L’écriture, dit-il : « expérience de la nuit, du silence, de la solitude », « sans cause ni motif, sans adresse assignable, sans intention déterminée ». L’auteur : « radicalement solitaire », « innocent », « libéré » du lecteur, seulement affairé à dire « le deuil noir de toute vie ».
Face aux conventions de la littérature soumise à la commande sociale et soucieuse de ses dettes envers autrui (le lectorat), la thèse, jamais aisément audible, se pose toujours là.
Mais elle relève elle-aussi d’une convention. Sur elle pèse l’ombre de Blanchot (qui avait bien besoin qu’on croie à une innocence fondamentale de l’auteur).
Certes, elle donne la clef de certaines œuvres (Duras ; Blanchot ; peut-être Kafka ; en partie Beckett). Mais n’éclaire en rien Rabelais, Joyce ou Schmidt… Ne convient à aucun de ceux qui ne se comprennent pas, pas entièrement, en dehors des visées efficaces et des formes satiriques de leurs propos.
Pourquoi passer sans prudence de ce que fait et dit de ce qu’elle fait Marguerite Duras à ce que fait et dit de ce qu’elle fait la littérature ?
Y a-t-il vraiment, d’ailleurs, des livres sans « adresse » (sans interlocution implicite : autre question que celle du « lectorat ») et sans « intention » — même si secrète, ignorée de l’auteur lui-même, en tout cas non pensée comme telle (dithyrambe, ode, exaltation lyrique / satire burlesque, polémique frontale…) ?
Y a-t-il jamais d’auteur innocent d’intentions, d’écrivain qui ne ferait que répercuter la vacuité in-signifiante, énervante et impérative qui le pousse à écrire ?
Margel déclare à juste titre « pudibonds » les livres qui répondent à la commande sociale, quelles qu’en soient la teneur et la forme. Mais ses énoncés ont eux aussi quelque chose de puritain. C’est le point de vue d'un croyant en la pureté de la littérature. Dans son texte, les mots « deuil », « douleur », « mort » agissent comme des mots magiques, censés avérer, par ressassement, la justesse, finalement pieuse, du propos.
Dans le propos théorique, le recours à ce genre de mots est une pratique banale, un rituel, parfois rien qu’un tic. « Dieu », et « âme » ont ainsi beaucoup servi. Ces temps-ci, c’est plutôt « nature » ou « terre ».
Reconnaître ce fait est une pierre qu’on lance dans son propre jardin : les mots « corps » et « trou » ont trop couramment été mes propres mots mana.
Indulgence, svp : il nous faut bien quelques fétiches, pour que ne soit pas trop impressionnant le vide énervant et impératif qui fait pâtir et jouir au point qu’on tente d’en écrire quelque chose.
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25/06 [polaroïd Balzac]
Relecture : Les Chouans — un demi-siècle après m’être évertué (succès modéré) à faire lire ce roman à mes élèves fougerais (ils l’intitulaient Les Chiants).
Incipit : une colonne de soldats républicains convoie des réquisitionnaires de Fougères à Mayenne.
Le film débute en noir et blanc.
Balzac n’évoque qu’une « toile blanche » — où son dessin s’ébauche.
Seulement après viennent les couleurs[2].
D’abord grisâtres : « sale toque en laine rouge », « costume noirci ». Peu à peu distinguées : « toile bleue », « gilets rouges ou jaunes ». Puis fraîches « comme des fleurs » et brillantes comme du « cuivre ». Montées enfin en gloire : les bleus, les rouges et les jaunes des uniformes font pousser dans le champ des « bluets », des « coquelicots », du « blé ».
Bref : l’image naît progressivement des accommodements du lexique. Elle se développe : comme un polaroïd sous l’action de la lumière.
Balzac ne peint pas un monde fait. Il fait apparaître un monde. Le mouvement méticuleux de la fabrique verbale le développe. C’est la facture de la fiction qui le fait naître sous nos yeux.
C’est une évidence. Mais qu’on préfère toujours oublier.
Avec son air de n’y pas théoriquement toucher, le début des Chouans met ça en scène d’une façon magnifiquement démonstrative.
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26/06 [Balzac à l’état naissant]
Ce que dit, réaliste si on veut, Balzac :
— que sur le vide d’une toile vierge apparaisse un monde !
— que ce monde d’invention fasse vrai !
Dans la langue, le monde n’est qu’en souffrance.
Il faut l’en sortir : qu’il se développe, par elle, hors d’elle.
Roman : fiction d’un monde à l’état naissant.
On voit ça tel quel dans la première page des Chouans.
D’où l’émotion. D’autant plus vive qu’on sait ceci :
1/ C’est le premier roman que Balzac signe de son nom. Il y découvre sa force et la reconnaît. Force de vie (quelle jeunesse !). Force de son œuvre — elle aussi à l’état naissant.
2/ D’abord intitulé Le dernier Chouan, ce roman ne décrit pas frontalement un monde mais dialogue avec d’autres fictions dont il déplace l’univers dans le sien. Il importe en Bretagne l’Amérique de Fenimore Cooper et son ultime Mohican : premier western, nouveau continent, états naissants.
3/ L’action est en 1799 : l’Empire va clore le cycle qui a fait sombrer la monarchie puis l’utopie égalitaire des conventionnels ; et Balzac écrit en 1829 ; dans moins d’un an ce seront les Trois Glorieuses, la bourgeoisie d’affaires au pouvoir. Deux moments d’histoire à l’état naissant.
Aucune de ces naissances ne se fait sans mal.
L’Histoire souffre. L’auteur aussi. Et son roman. Rien n’est donné. Le monde ? il faut l’inventer. Les couleurs ? à faire venir. Forme et sens (conditions de constitution d’une narration) doivent être arrachés à une grisaille muette, insipide et informe : l’espace et le temps tels que le mouvement ordinaire des vies s’occupe à l’oublier (pas vu pas pris si non nommé).
Il faut pour cela le goût des commencements. Aimer voir un rouge trouer la brume comme dans le tableau inaugural de Monet. Savoir entendre le premier « oui ! » des protagonistes raciniens.
Si le prologue des Chouans est si frais, si vif, plein d’une conviction presque naïve, c’est qu’il ose ce oui et sent sa force accoucher d’un enfant littéraire tout neuf.