JOURNAL 2021, extrait 8 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 8 par Christian Prigent

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09/09 [sur mes étagères]

 

1 petit coureur plastique à cuisses roses amovible du vélo / 1 Trabant plastoc vert DDR pomme à engrenage pour lâcher du zzzz de moulin au trot comme ses chevaux / 1 boule de neige à 3 danseuses qui gigotent en porte-jarretelles à Berlin du genou parmi des flocons sur leurs 8-reflets / 1 crâne à bec long d’oiseau anonyme de mer comme 1 sou neuf après la javel / 1 canard à bec court en frêne de billot peu différencié du sabot du sabotier qui l’a pour l’enfant sage moi sculpté par amour / 1 ponctué mnémotechnique de petits cailloux polis par des flots jadis onduleux d’émoi / 3 coquillages sertis de vermiculures qui clignent de l’œil sur planche au public depuis des voyages exotiques / la timbale d’argent ci-devant brillante de l’ex-bambin blond à qui elle dit memento mori car si elle a noirci lui a blanchi.

 

Plusieurs sujets sont en effigie dans des cadres ou pas entre ces objets. Hölderlin est en couleur parce que d’avant la photographie chez le menuisier au bord du Neckar. Le rigolard Ponge : salopé plâtreux par Jean Dubuffet sur carte-postale. Du fond du glacis noir/blanc argentique, Artaud, Joyce, Pasolini et Kafka dardent des rayons d’intimidation. Quelques médaillons de la parentèle (fratrie, ascendance, descendance, conjugalité) ont du mal à faire auprès d’eux les intéressants. Leur laser d’œil vrille : ça maintient l’occupant en tension derrière le parapet de son bureau toute la maudite journée.

 

Ça n’aide pas à la confiance en soi.

 

Donc l’occupant occupé se la boucle et pourrit dans les boules de gomme et les mystères avec la haine de soi comme petit plus de chapelure autour.

Ou s’énerve de se la boucler et sans crier gare ça trépide tant qu’il ne la boucle plus mais pâlit que ne pas la boucler n’aide pas à trouver quoi déboucler qui vaille qu’on trépide mais il l’a voulu il l’a eu donc il trépide.

 

Et voici que naît la littérature.

 

*

 

12/09 [la mémoire au zoo]

 

Visite au zoo de Vincennes (désormais Parc zoologique de Paris).

On passe devant l’ancienne entrée (angle Daumesnil / Saint-Maurice).

Le portail art déco vieux rose surgit d’un flou d’abandon.

Réminiscence brutale.

Pour quelques secondes, elle annule tout : parage arboré, bruits des voitures, conversation en cours avec V.

Certitude impérieuse d’avoir un jour été là.

Rien (pas la moindre image, aucune bribe de parole) n’émerge pourtant de ma mémoire pour soutenir cette conviction.

C’est juste que ça parle — sans à vrai dire « parler ». 

 

Du souvenir qui m’a ainsi saisi,  je ne peux rien nommer.

Seulement enregistrer l’évidence que ça se souvient de quelque chose qui, physiquement, traverse et stupéfie.

Le dessin de ce quelque chose n’est qu’un halo vibrant autour d’un trou où disparaît son sens.

C’est une version en mineure de ce qu’on ne peut pas regarder en face — à plus forte raison fixer en mots, en images : la pensée de la mort, le soleil des affects saisissants.

En somme : une brève expérience de… vérité.

Radieuse de sortir du trou de son puits d’en deçà des noms. 

Et goguenarde d’être à la fois si impérative et si fuyante.

 

Assez vite, la pensée défiée par l’irrationnel reprend ses droits.

Des images viennent remplir le trou, éteindre le scintillement du halo. La mémoire s’ouvre, des ombres passent. 1948 ? — 1947, peut-être même…

J’ai dans les trois ans.

Un voyage à Paris avec mes parents. Eux en goguette à la capitale. Moi confié pour un jour à la marraine de ma mère, à Chelles.

Souvenir : pavillon meulière, clapiers dans une courette encombrée de fourbis moches.

On m’emmène au square. Autre souvenir, net : une statue au milieu du grand parterre central.

Je vérifie immédiatement (Wikipedia) : Chilpéric Ier, roi des Francs, assassiné à Chelles.

Soudain, avec une précision éclatante, surgit (gros plan) le cadeau que mes parents, retour de Paris, me firent d’un jeu de quilles consolant. Nul ne pourrait aujourd’hui en offrir (ni en fabriquer) un semblable. Chaque quille est un « nègre » en uniforme kaki de soldat français. Boule de tête crépue, grosses lèvres rouges, yeux blancs : black face. Le cercle des quilles se referme sur la boule de bois qui permettra de les faire tomber : badaboum Bamboula !

 

Le net dessin de ces images, par contraste, rend presque insoutenable le flou de la substance hyperesthésique en quoi se perd (et se densifie en même temps) le reste de la réminiscence : Vincennes, le zoo, visité sans doute en famille le lendemain. Parce que le noyau du rêve n’est fait que de sensations coagulées — non de dessins cernés et immobilisés (voire explicités par quelques cartouches verbaux).

L’acuité des effets que produit ce noyau est douloureuse à force de violence sensorielle.

Non douloureuse en ce que ferait souffrir (chagrin, cruauté) ce qui en ce noyau est concentré. Mais du fait de l’écart entre l’infinité de la sensation et l’impossibilité d’y rattacher quelque figure que ce soit : dessin du site, silhouettes de personnes, paroles, contours de décors, cadrage temporel.

Le souvenir ne veut pas du dessin, de l’arrêt sur image, du défini, du fini spatio-temporel. Il veut en être la traversée et l’expansion. Et, douloureusement, l’œdème sensuel qui gonfle en toute figure mnésique pour la mener au bord d’un tuméfaction explosive — dont, comme d’une déflagration d’étoile, il ne reste que la palpitation lumineuse, assourdie par le temps (72 ans !) et la vastitude des espaces.

 

Je sais pourquoi ce bref épisode m’intéresse à ce point.

C’est qu’écrire me semble toujours une façon de relever les défis que ces surprises du réel posent à l’effort de représentation : désir de noms et de figures et conscience de l’échec des figures et des noms. Formation, alors, de formes tenues de se souvenir de l’informe. Epiphanies et disparitions, constitution et destitution. Formes à la fois enchaînées et déchaînées par une force qui est la condition à la fois de leur naissance et de leur agonie. Qui cherchent un rythme, un phrasé, une motilité. Qui refusent toute mise à mort du vivant par la rigidité des images, des figures, des scènes.

Comment pourrait-on, sans savoir intuitivement cela, lire (entre autres) la Divine Comédie, les Illuminations, Finnegans Wake, les Cantos ?…

 

*

 

14/09 [Tarkos le Héros]

 

Retour à Saint-Brieuc après lecture à Marseille, au CIPm

Ici : pluie normale. L’heimlich atmosphérique après l’exotique soleil phocéen (nager aux Catalans après louvoiement entre serviettes et viandes bronzées : expérience de l’extrême).

Au CIPm se préparait une exposition des dessins de Christophe Tarkos. Trop tôt hélas pour la voir :  frustré !

Tarkos est désormais une figure héroïsée : le nouveau Rimbaud, l’aile fulgurante du génie, la mort prématurée…

Ça peut émouvoir ceux qui l’ont d’emblée aimé, soutenu, publié, commenté.

Ça peut aussi faire sourire (il se la jouait si peu héros ! — peu imbu de lui-même, volontiers zutique, gourmand de canulars).

Ou ça gêne, carrément : l’œuvre écrite et orale de Tarkos, pince-sans-rire, toute d’intelligence moqueuse, ne mérite-t-elle pas mieux qu’un culte — et que des messes où communient, à peine émoulus des Ecoles d’Art, des épigones faiblards ?

 

*

 

15/09 [Tarkos, images]

 

(Le Mans, jardin — 1993)

 

si blanc que transparent barbe & aisselles                    

aérées infusé de bière cerise à l’oreille

 

(Vitry, théâtre — 1993)

 

dans l’archi texture ex-stalinienne il rode rigolard

« L’écharpe du poète » est en acrylique au cou de Bérard

 

(Auvers, atelier — 1993)

 

sa face au fond troue l’ombre où fait l'Ève une dame               

nue avec boa pour Lucot qui lit : drôle de drame !

 

(Le Mans, librairie — 1994)

 

Charles Pennequin fait la circulation dehors et T. lisant                       

est pour la foule en tas l’œil du cyclone au dedans

 

(Le Mans, bureau — 1995)

 

pour son Les Contemporains favoris (que oui !) j’écris                          

que je n’y comprends rien mais xa sent le génie il rit

 

(Genève, hôtel — 1996)

 

Bibi Pennequin derrière la cloison répète son show                                                           

ça nous embrouille à T. et moi en duo les échos

 

(Paris, Maison de la Radio — 24 juin 2000)

 

bouffi décoiffé pâteux dans le vide affreux du studio                       

Il dit PAN ! puis PAN ! puis PAN ! en moi monte un sangloT

 

*

 

18/09 [l’Adversaire]

 

L’Adversaire, c’est l’angoisse — l’Adversaire chéri.

J’aurai passé ma vie à ferrailler, ruser, négocier avec.

 

Elle ne trompe pas, disait Lacan.

Certes.

Cousue dès la naissance au corps, elle est la présence en nous de la vie elle-même (la cruelle, la vraie).

 

La vie rêvée, la vie bonne, la vie libre ne supporte pas sa permanence conjugale, sa puissance ligaturante, sa capacité d’interdire tout mouvement dans l’espace, dans la pensée, dans la parole : ne se supporte pas soumise à elle — ne se supporte que si capable de la narguer.

C’est donc l’angoisse qui force à faire (séduire, organiser, agir, penser, dire, écrire…) : pour que les actes et les fictions à quoi elle contraint soient des réponses à son défi — et pour qu’ainsi on vive, par elle et contre elle. 

 

Qu’elle soit donc bénie autant que je l’ai maudite.

 

De tout ce que j’aurai vécu, elle seule, pur ressenti, ne relevait pas de la croyance.

A celle-ci, il faut des images et des mots.

Ainsi, les modes de l’engagement (social, politique, intellectuel, amoureux, amical) ont-ils besoin de se la raconter. Il leur faut, pour apparaître et trouver leurs formes, un catalogue d’histoires, de légendes, de scénarios, de théâtralités mythographiques. Ils se coulent plus ou moins heureusement dans ces modèles. Pour eux : c’est écrit (voire romancé) d’avance, ils n’ont qu’à faire varier des schémas de composition et des curseurs d’intensité.

 

Au bout du compte, ma seule croyance (ce à quoi j’aurais vraiment cru) aura été « l’action restreinte » du travail de poésie : réponse à l’angoisse, défi au monde toujours-déjà composé d’images et de paroles, espérance (pas toujours déçue) que par ses pouvoirs (de former mine de rien une nouvelle alliance avec les choses de la vie) quelque chose de l’existence réelle se trouve un tant soit peu changé.