JOURNAL 2022, (deux extraits récents) par Christian Prigent
24/09 [un autre est je]
Au royaume des cieux (cloud), des appareils[1] de temps à autre flattés au poil des connexions par des vivants eux-mêmes appareillés échangent des infos sur d’autres vivants : nous.
Suffit qu’un clic nous annonce et G(rand) M(échant) L(ogiciel) s’éveille : les réseaux s’ameutent pour se refiler des tuyaux sur nos goûts, nos curiosités, nos manies.
Même si nous laissons dans le bruissement cybernétique le moins possible de traces, ce moins possible est une information : il participe de notre portrait — déjà esquissé (un jour nous avons osé communiquer ; il nous est même arrivé de commander « en ligne »…).
Ainsi circule dans l’espace virtuel un double de nous-mêmes.
Son profil est celui de nos besoins. Il est transparent à la surveillance politique et aliéné à des firmes (commerciales ou idéologiques) qui au bout du compte en savent sur nous plus que nous-mêmes.
Il en faut peu pour que cet autre se substitue à ce dont il est l’autre : le je qui persiste à n’être pas identifiable à la figure de sa soumission.
Car bientôt, aux recherches du je embarqué sur les réseaux, GML ne fournit plus que ce qu’il sait susceptible d’intéresser son double. Alors, gavé des objets favoris de son désir, alimenté selon ses appétits, toujours plus identique au soi-même ainsi modélisé, je s’oublie comme tel et s’accepte comme autre.
C’est pratique pour tout le monde. L’autre est en effet mieux adapté au monde (à la réalité mercantile et décervelée du monde) : moins empêtré que le je par le souvenir, confus mais impératif (enclin à dire plutôt non), qu’il y a un autre monde (disons : le « réel ») qui ne se laisse pas cloner sans reste et renâcle à la virtualisation parce que de toutes façons il résiste par nature à la représentation.
Tout cela chiffonne.
On aimerait bien ne pas en accepter trop, trop souvent.
Mais sans doute est-ce perdu d’avance : qui peut espérer lutter dans les réseaux contre les réseaux (leurs séductions, leurs manigances, leurs procédures d’aliénation — leurs « envoûtements » aurait dit Artaud) ?
Tout au plus peut-on y faire son Bartleby : préférer ne pas.
Etre l’ahuri de la crèche[2] où bruissent les appareils.
Ne nourrir GML que de restes peu consommables.
Vivre autant que faire se peut dans un angle mort — le moins offert possible aux stratégies d’appareillement.
Bref, on s’aimerait mal analysable par les logiques binaires, peu traitable par l’information, non entièrement virtualisable : in-interprétable.
Quelle présomptueuse rêverie !
*
22/10 [malaise au musée]
Des jeunes gens conscients de la catastrophe climatique en cours agissent pour qu’on en prenne acte et que les conduites se règlent en conséquence[3]. Certains vont dans des musées toucher de doigts sales des œuvres intouchables (totems et tabous à la fois) : un Van Gogh, un Monet, un Constable… Voire les salopent de trivial : jus de tomate ou purée.
Matériellement, les tableaux en souffrent peu : ils narguent l’affront derrière une vitre ; et de toutes façons sont faits à l’huile noble, insensible aux jets roturiers.
Symboliquement, c’est autre chose.
Les œuvres profanées sont choisies pour leur valeur en effet symbolique (elles sont de celles qui drainent les foules lors d’expositions qui sont depuis pas mal d’années des shows planétairement médiatisés).
Le geste qui les agresse n’est pas qu’un signal sommaire. S’il fait signe à l’attention c’est pour lier ce signe à autre chose que ce que manifestement il désigne : un contenu politique latent. C’est au sens strict un sym-bole.
La profanation n’a lieu que pour de rire (avec effet de jubilation scato). Elle n’en est pas moins explicite. On lance aux tableaux, comme jadis aux mauvais spectacles, des tomates. On les noie dans la purée qu’est devenue l’habitation du monde réel. On pose dessus (pour le coup sans médiation symbolique) la marque sensible du naturel. A cette nature physique on les rabaisse (à moins qu’on ne les y élève ?).
Coda : que les cibles soient des paysages (Monet) ou des fleurs (Van Gogh) fait sens. Un renversement carnavalesque ramène par devant (en maculant la toile de sueurs ou de pulpes) le derrière trivial (les motifs vivants) que sublimaient les figures peintes. Ainsi on voile la représentation (l’œuvre) par le représenté (la nature) : on joue le drame (à moins que la farce ?) d’un défi du naturel au culturel.
D’ailleurs cette messagerie militante plus complexe qu’elle n’en a l’air constitue à son tour des tableaux[4]. Comme eux, elle représente quelque chose. Elle joue un rôle semblable : que des signes articulés en œuvres puissent changer un tant soit peu la vision commune des choses et que cette énigmatique influence anime au moins des conduites face au monde, au plus des prises concrètes sur lui — c’est ce à quoi songent ceux qui reforment les langages plastiques (peinture) ou stylisent artistiquement les langues (poésie).
Pourquoi reste-t-il quand même, un malaise ?
Remarque : il y a symboles et symbolique.
La profanation s’en prend à des tableaux couverts par d’extravagants équivalents monétaires. Il ne faut pas négliger ce point. Ces emblèmes de culture sont bien beaux. Mais, au regard des misères et des besoins du monde, ne sont-ils pas sur-évalués ? Ces richesses ne seraient-elles pas mieux employées ailleurs ? (à des actions, par exemple, pour la défense de la « nature »)[5].
Un pas de plus. Les tableaux ne sont pas que des symboles. Ils manifestent de façon particulièrement élaborée le pouvoir du symbolique : façonner, par des langages, des mondes. Ce façonnement est l’apanage des parlants : leur façon propre d’ex-sister. Cette façon consiste dans le fait de n’être pas de part en part identifiable au naturel ni assigné à lui. S’en prendre à des œuvres puissamment symboliques comporte alors un risque de dommage collatéral : sous-estimation du fait symbolique lui-même (de ce que ce fait, parmi la nature, institue comme propre de l’« humain »)[6].
On peut nuancer ça tant qu’on voudra. N’y voir que fumées intello, généralités oiseuses. Décider que le rappeler ne sert à rien. Pire : que c’est politiquement démobilisateur.
Reste
1/ que fait humain et fait symbolique sont une seule et même chose ;
2/ que cette chose est un caillou dans la chaussure du naturel (l'homme n’habite la terre qu’en la gênant — voire au prix du saccage qu’il y fait).
Du coup : pas de soin à la Terre[7] sans coup férir à l’Homme.
Impossible d’ajuster ce soin sans reconsidérer ce qu’on appelle « homme », ce que veulent dire les mots « humain » et « humanisme ».
Qu’il faille sacrifier quelque chose de l’humain pour sauver la Terre peut effrayer.
Ça ouvre même des gouffres.
Par exemple : comment croire qu’on ne passera jamais de quoi sacrifier à qui sacrifier ?
Etc.
Bref : comment ne pas apercevoir derrière les gestes qui s’en prennent à des « fleurons » du mode d’être symbolique des hommes autre chose que des signaux commodes au service d’une cause politiquement juste ?
Les tableaux vivants ainsi composés représentent implicitement plus que ce qu’explicitement ils figurent. S’y entend confusément[8] une volonté de rabattre leur caquet à ces emblèmes de l’artifice humain (voire de faire porter le soupçon sur l’art en général) ; l’injonction de préférer l’action efficace à la rêvasserie artistique (in armis silent artes, disait-on jadis : en temps de guerre, les arts se la bouclent)[9] ; et la tentation sacrificielle d’écraser par des actes emblématiques l’écart (à la nature) qui fait que les hommes, quoique souvent fort bêtes encore, sont des hommes.
Entrevoir cela au fil de l’actualité des propos un peu partout tenus et des actions ici et là effectuées pour la bonne cause écologique ne laisse pas de nourrir le malaise que j’ai dit.
[1] (Note du 07/11/2022) Frédéric Neyrat réfléchit sur la question dans Lignes n° 69, récemment paru. Il utilise le terme « machine ». « Appareil » (qui se souvient sans doute des « appareils idéologiques » jadis analysés par Louis Althusser) a l’avantage de faire entendre une volonté d’appareillement (d’assignation au même).
[2]Je suis de ceux qui n’ont pas de smartphone, ne facebookent ni ne twitterisent jamais, ne surfent qu’incidemment, googueulisent peu pour la pêche aux infos. Par paresse, sans doute (par incapacité). Mais pas que : par méfiance, aussi — quasi instinctive.
[3] Ils ont raison. NB : être écologiste ou pas n’est plus un dilemme. L’être n’est pas de l’ordre d’une opinion politique mais relève d’une contrainte du réel. Et nul moyen sans doute n’est mauvais qui vise à provoquer à l’action ceux qui au plan politique font peu ou ne font rien.
[4] Action painting, si l’on veut : dripping en live. Mais avec toujours, rab de figuration, un peu de croix, d’imagerie christique : le maculant en souffrance s’enchaîne au maculé. Effet : tonalité sacrificielle.
[5] Un jour de 1932, Aragon (jamais en peine d’effets de manche démagogiques) tonna contre Salvador Dali qui avait le projet d’exposer à titre « d’objet surréaliste » une centaine de verres de lait : quelle faute de goût au temps où les petits enfants d’Espagne en manquaient, de lait !
[6] Enfonçons le clou… Pour penser à soigner la Terre il faut d’abord penser la Terre. Or seul l’homme le fait. Donc : seule la maladie dont souffre la Terre songe à soigner la Terre.
[7] Ou de « retour à la nature »… Bien des naïvetés, des hypocrisies et des rodomontades font signes derrière les formes chromos de ce rêve. Après qu’au temps de Louis XV Jean-Jacques Rousseau eut mis la « nature » au goût du jour, la noblesse française se prit à rêver d’y retourner et orna ses châteaux de jardins anglais pour y jouer à l’homme sauvage.
[8] Je sais cette confusion saturée d’inquiétude paranoïde. Je n’ignore pas non plus ce qu’elle doit au privilège sans doute désuet qu’accordent aux grandes œuvres d’art ceux qui essaient d’en faire (de l’art).
[9] Un peu de précipitation et de zèle militants a vite fait de donner à la phrase un tour impératif : sileant ! (qu’ils la bouclent !). Mieux vaut le savoir, si on veut avoir de quoi rétorquer pour résister à l’oukase.