Béatrice Douvre (1967-1994) par Germain Tramier
Et l'enfant nu d'un bain de braise
Dans le gravier froid, enchante
Ceux qui passent en rêvant
D'une enfance profonde
« C'était, on le devinait tout de suite, une sorte d'elfe diaphane, un être vibratile, trop frêle pour ce monde où les elfes ne peuvent prendre racine », ainsi Philippe Jaccottet présente-t-il Béatrice Douvre dans une préface à ses œuvres complètes, en évoquant la figure rare de l'elfe, rare depuis le romantisme du moins. Une large partie de la poésie de Douvre semble, il est vrai, vouloir saisir tout ce qui ne dure pas, n'existe presque pas : les crépuscules, les traces, les neiges, « une pensée percée comme un pauvre vêtement peuplé d’oiseaux debout ». Anorexique, perdant lentement ancrage, à la manière du paletot du poème qui devient idéal, elle fut marquée (entre autre) par la poésie rimbaldienne, son pan léger, dansé, flottant ; aussi les anges qui peuplent ses courts recueils sont autant de messagers de l'entre-deux monde, image onirique de son anorexie littéraire, anorexie à prendre ici comme qualité du style, sobriété ténue, léger tremblement du ton. Les poèmes, parfois très courts, finissent par sauter calmement dans l'invisible :
Je te rejoins
Il n'y a plus personne dans ce jardin
Les quelques pas avaient gravé la terre
C'était mon pas
Ô disparue derrière les ronces.
Nous sommes encore dans la fenêtre idéale pour lire les poèmes de Béatrice Douvre, car rien n'est encore connu d'elle, de sa vie, seule la poésie reste à saisir pour un temps sans filtre, en sourdine, sur une toile universelle. Cette absence de biographie nous conduit à la recherche d'un sens que nous pourrions prendre pour nous, et Douvre de devenir pour un temps une zone vierge de la poésie, sur laquelle coucher sa propre histoire. Son opacité, proche de l'hermétisme (rien n'est donné immédiatement) est toujours contrebalancée par une certaine grâce, une vibration mineure, qui tombe et s'élève, de surprise en merveille, enchaîne les images crépusculaires, les variations, à l'instar de son rêveur : « Scorie pour une aube » :
Aube, où des enfants splendides roulent devant des bêtes
Le ventre fou d'un lait plein de tristesse
La voix tourmentée
Ils craignent la beauté des chevaux trébuchants
Qui montent des juments et les chargent de neige
(...)
Aube, quand tremble ta clarté comme un disque de paille
On dit qu'ils croient encore aux grands cerceaux de vent
Sous l'encolure
Ils cherchent quelquefois cette fraîcheur cachée
(...)
Si les premiers recueils témoignent d'une poétesse en formation, qui réussit et se trompe, apprend à marcher et finira par tenir (selon sa formule) : « l’eau des musiques majeures », l'un de ses recueils, Le Journal de Belfort, figure une sorte de rupture, comme grand coup de violence dans l'aube. Ainsi commence-t-elle, un printemps ou un été, imagine-t-on :
« Bistrot de trilles, musiques naïves, poumon matinal des villes. Quitterai-je ? Je demeure. Des lambris d'étoiles meurent sur le silence gris. Des pas d'astres légers s'égrènent le long d'un vent plus froid, que drainent d'aromatiques mémoires. »
On ne sait rien de ce qui, en 1993, un an avant sa mort (à 27 ans), lui fait abandonner le vers pour se lancer dans ce court recueil de prose poétique, où, contre toute attente, cette parole si frêle touche à sa pleine mesure dans sa forme ouverte, dégagée. À partir du Journal de Belfort, la parole se libère, les phrases s'allongent, et Béatrice Douvre d'écrire sa Saison. Non pas que je veuille par-là comparer ce qui ne peut l'être ; mais on retrouve dans le Journal de Belfort la même liberté, la même profusion, la même allégresse de ton, d'image, de style que chez le Rimbaud d'Une Saison en enfer.
Alors, comment parler de cette écriture qui s'échappe ? Ce grand dégagement, l’œil et l'oreille embrassant d'un trait la nouvelle région du monde, la refonte merveilleuse du monde :
« Tu chantais le long des berges immobiles, rêvant de barques chavirées, de choses vertes, dans l'eau des feuilles vertes./ J'avais touché le vent de ta fraîcheur ; et revenait le nord éteindre nos pas manquants. ».
L'écriture s'accommode alors de tous les mots possibles, de tous les enchaînements ; la pensée ne guide plus, c'est l'émotion qui chute et remonte les lignes par salves. On ouvre le journal comme un accident, dans l'urgence des bouffées de grand air et de soir :
Je vais nue aux nuages, nager dans les gerçures, pour la beauté légère des morts.
(...)
Je meurs d'anges fous et de neiges écarlates. Je quitte la poésie pour un sol absolu.
(...)
J'arpente ton visage clos et tiède, y trahir la salve d'un sourire.
(...)
Grandissent tes seins, tes deux seins pour le bal où tu seras faite reine, un soir, une heure,
avant le carillon des rats.
(…)
C'est le ciel en beauté subite, luisant d'haleine d'anges.
Il y a un saut libérateur dans le Journal de Belfort ; et ce Michel à qui elle s'adresse, source de son urgence, qui fait s'incorporer les mots, les sensualise et dont le « je » poétique envie « la chair » des regards, les « yeux de l'herbe », les « mains de palmes et de vallées », ce Michel qui ne nous dit rien, nom commun au milieu du miracle, remplace le monde, devient l'embrayeur, le catalyseur d'images : « Pudeur et non pudeur nous confondent, Michel, ami aux dents découvertes d'amour ». Il semble que Douvre ait eu l'envie enfin violente d'une incorporation, cherchée à travers la chair langagière, le dire amoureux : une parenthèse déflagrée de vie pour prolonger la vie. C'est ainsi que m'est apparu le Journal de Belfort, effort hâté, spontané, pour dire plus, bien plus que la réalité, improvisation à voix large. Et ces qualités persistent dans ses derniers recueils : même attention rêveuse, même flottement et mêmes variations secrètes étincelantes, qui caractérisent sa voix singulière :
Derrière le muret du jardin
Elle coupait des roses pour la ville
Pleine d'astres et de pensées
Elles sècheront avec le temps des villes
Elles sècheront comme les mains de ma compagne
Parmi les vases mal formés, les cicatrices
Du verre plein de reflet et de peines endormies.