Jacques Roubaud [5.12.1932-5.12.2024] par Patrick Beurard-Valdoye
L’effini de Jacques Roubaud
Disons que ça commence par un jour. 5 décembre : jour du décès ; 5 décembre : jour de naissance.
Une signature ?
Il était malicieux ; espiègle. Mais en ce domaine, on maîtrise rarement tous les paramètres et pronostics.
Cela prouverait-il que l’inconscient a sa propre production ? Ce n’est pas exclu.
Jacques Roubaud s’est donc retrouvé pour une ultime fois, ce 5.12, « sur la spirale temporelle de [sa] vie, simultanément à la verticale de tous [ses] anniversaires anciens » (Poésies:).
Ses jours étaient comptés. Or, il savait parfaitement compter. Même à son insu. Est-il aisé de comprendre qu'un poète compte malgré lui, presque inconsciemment ?
Ce n'était pas du temps perdu, mais du temps dédoublé. Une sorte de prescience, dont il énonça la nécessité dans son « Trident » 518 (Tridents, éditions Nous) :
parce que compter
est avant
la vue, la parole.
Se pourrait-il que compter soit tout autant : après ?
Disons que cela nous laisserait supposer que le décès fait partie de l’œuvre, dont l’autobiographie est un axe central, et ceci dès Autobiographie chapitre X (1977). Que ce décès appartient à l’œuvre, s’inscrivant dans une démarche dont un enjeu principal est le nombre, mais un second, tout aussi important : le temps. Et, en corollaire, une méditation sur la mémoire. Ce fut du reste le thème d’un passionnant séminaire hebdomadaire tenu dans les années 1990 aux « langues O’ » (l’Inalco), où certains paradigmes défiant notre logique domestique étaient abordés avec grande rigueur scientifique et allégresse.
Le temps. Et particulièrement celui du poème. Jacques Roubaud l’appréhende de façon explicite à partir – justement – de sa date anniversaire. Au commencement, il y a son projet de poésie, qu’il estime entreprendre le 5 décembre 1961. Or, la coïncidence des dates – l’anniversaire en étant le syndrome – basée sur le temps des heures, le temps des jours qui est autre, le temps des mois, le temps des années, lui paraît artificielle et simplificatrice. C’est une abstraction, basée sur l’impression de mêmes événements réitérés, qui permet une intensification du vécu. Elle conduit Roubaud en maître-horloger à établir un modèle des durées selon un « hypercylindre ». Il y aurait alors correspondance entre le temps non linéaire propre à nos réalités, et le temps du poème métré, activé en spirale. « Le temps intérieur, mémoriel où je travaille est un temps effini : cela veut dire qu’il n’est pas infini […] Mais il n’est pas non plus fini. » (Poésies:).
Car tout poème est un « maintenant ». Il n'est d'aucun temps, échappant à toute durée ; il n'est propulsé ni vers l'avant du futur, ni vers l'arrière du passé, qui est finalement aussi à venir. C'est la raison pour laquelle, ne participant ni du fini ni de l'infini, ce temps inédit du poème est nommé l'effini. Il oscillerait entre un futur antérieur et un passé postérieur.
Mais que faut-il entendre par projet de poésie ? En quoi la poésie peut-elle faire projet ? D’emblée, il me semble important de signaler qu’associer les notions de projet et de poésie, participe de l’invention de Jacques Roubaud. Il est certainement le premier poète à parler de projet pour son art.
Disons qu’il s’agit d’un projet de vie, entièrement orienté vers le poème et les arts poétiques. Le concept s’appuie sur une culture parallèle et contiguë de projet de mathématique. La bifurcation se produit quand Jacques Roubaud soutient sa thèse en mathématique. Non que la poésie était jusqu’alors inexistante. Nous disposons même d’un beau témoignage d’Elsa Triolet alors qu’elle réunissait de jeunes poètes au Comité national des écrivains : « Il a grandi – 1,80 m – en ramassant le long de ses années d’adolescence de courts poèmes, comme les galets sur la plage et qu’il a polis aussi joliment, aussi patiemment que la mer ». (cité par Charles Dobzynski dans les actes du colloque Elsa Triolet un écrivain dans le siècle).
Précisément, le projet de poésie – unique et donc laborieux – suppose une cascade de bifurcations. À commencer par veiller à ne pas confondre le discours militant et le poème. Suit une décision aussi vigoureuse que rigoureuse, liée à la conscience que presque tout ce qui fait repère et s’impose en poésie dans les années 1950 est sur une voie erronée. En particulier le Surréalisme (Robert Desnos mis à part). C’est l’époque où Roubaud lit en profondeur Jouve, et rend visite à Tzara – mis à l’époque sur la touche – et j’imagine que Tristan Tzara lui parle avec ferveur du nombre et de la numérologie dans l’œuvre de François Villon.
La mathématique et le jeu de go encouragent Jacques Roubaud autant à creuser la notion de contrainte, qu’à s’éloigner dans le temps historique, pour remonter son cours jusqu’au nœud de l’erreur en poésie. Il met en place l’archétype formel qui activera l’essentiel de son œuvre : le sonnet. Ou plus exactement : la forme-sonnet. ∈ [Signe d’appartenance] est en chantier, que bientôt Raymond Queneau fait paraître en 1967.
Disons que cet ouvrage est un ensemble de variations sur le sonnet, régulièrement miné – ou contaminé – par des aspects climatologiques : la neige ; le vent ; le gel. Il y est question de « constructions qui gèlent vite ». Construction, plutôt que composition, c’est important : livre architecturé, et non recueil. On pourrait aussi parler de contamination par d’autres langues, à quoi je préférerais : élargissement par les langues. « Tu trouveras ton bien dans les plus éloignés des mots ». Le lexique est en effet enrichi par le japonais, l’italien, par quelques langues amérindiennes, bien sûr par l’anglais, par le langage mathématique – à commencer par le titre, qui est chez Roubaud le nom propre du livre – par la langue des troubadours, enfin par le hongrois, la langue dans Prae de Miklos Szentkuthy. Ce livre-monde dont les premières pages traduites ont paru dans la revue D’atelier, eut une influence certaine sur le cycle autobiographique qui débute par Le grand incendie de Londres. Signalons au passage que Jacques Roubaud publia dans la quatrième livraison de D’atelier (1975) – selon le principe de surédition – Mezura qui vient d’être réédité par l’éditeur L’usage.
La forme-sonnet n’est cependant pas l’unique. Le traité des couleurs de Goethe ou Remarques sur les couleurs de Wittgenstein – par exemple – induisent à leur tour une construction par fragments et numérotation. La méditation sur le langage porte sur des questions de perception – activant la question du sujet – et sur la possible existence de phrases vraies reposant sur des structures erronées. Wittgenstein, Russell et Frege inspirent cette réflexion sur cette logique langagière. La poésie est métonymie d’un monde en soi appartenant aux mondes. Ce « Je-dis » pointe du doigt, indexe, notamment dans La pluralité des mondes de Lewis (1991). La géométrisation affirmée de l’espace (« le cube pur de la nuit ») de ∈ laisse place au désir d’une sorte de sfumato ( « quelle frontière mettre entre un nombre et une ombre ? »).
En janvier 2010 parut l’article de Jacques Roubaud dans le Monde diplomatique « Obstination de la poésie » qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas passé inaperçu. En particulier à cause du paragraphe « vroum-vroum », qui manquait sans doute de nuances. On pouvait y lire par exemple : « L’Ursonate de Kurt Schwitters s’annonce précisément comme musique et non comme poème ». Propos fort discutable...
Je voudrais toutefois rappeler que Jacques Roubaud qui présidait de la commission Poésie du CNL de 1986 à 1989, sollicita le poète sonore Bernard Heidsieck en tant que membre de ladite commission. Ayant eu l’honneur à mon tour de participer à cette commission, j’ai été le témoin privilégié de leurs échanges en ce lieu, nourris d’une grande estime réciproque. L’un et l’autre avaient a minima une même préoccupation – très rare alors en France – de dire le poème en public, selon évidemment des partis pris fort différents. Il me semble que Jacques Roubaud fut l’un des rares hommes de lettres de sa génération, à cette époque – avant que Bernard Heidsieck ne préside lui-même cette commission – à avoir perçu la place de cette œuvre, tant sonore que textuelle, dans le panorama des arts poétiques.
Disons encore qu’une question demeure ouverte : quel mécanisme structurel spécifique à la littérature française – à ses structures de diffusion et de médiation, notamment vers l’étranger – a privé Jacques Roubaud, et partant ses lectrices et lecteurs, du prix Nobel de littérature ? Le jury de l’Académie à Stockholm n’étant pas hostile à la poésie, faut-il rappeler que le dernier poète français qui en fut lauréat est Saint-John Perse ? C’était ... en 1960.