Michel DEGUY (1930-2022) par Laurent Zimmermann
Quelques mots pour Michel Deguy
Michel Deguy, 23 mai 1930 – 16 février 2022. « Bientôt nous serons morts depuis des siècles » écrivait Michel dans un poème récent. Un jour ou des siècles, c’est en un sens la même chose ; Michel s’est radicalement éloigné, pour ne plus se trouver que dans les livres et la mémoire.
En le perdant, nous perdons beaucoup. Cette obstination, d’abord, à faire de la poésie la question centrale. Dans une époque du devenir-mineur, selon sa formule, de la poésie, il s’inscrivait comme l’une des rares exceptions n’entendant pas faire de la poésie autre chose que l’enjeu majeur, à partir duquel poser toutes les autres questions, celle de l’écologie aussi bien que de la possibilité même, ce qui était équivalent, qu’un monde soit possible.
L’obstination et la générosité qu’il avait à aller vers les autres était étonnantes. Dans le travail collectif, celui des revues notamment, de Po&sie depuis des décennies, où il s’agissait, tous les trois mois, de faire découvrir des œuvres, traduites en particulier, aussi bien que de mettre en travail des classiques. Il avait réuni autour de lui un comité très divers, mais uni dans la passion de la découverte et du travail, auquel il offrait toujours sa disponibilité, sa curiosité, sa force. Mais obstination et générosité aussi dans le débat, qu’il s’agisse de colloques, de tables rondes, de festivals. Il défendait une poésie inscrite du côté de la langue et de sa logicité, avec pugnacité, et une passion de la discussion qui pouvait parfois le rendre rude en public. Mais avec toujours, très sincère, très inscrite dans sa passion même de s’opposer quand il le jugeait nécessaire, une estime pour l’autre : « j’ai toujours dit que chacun fait comme il l’entend, et je ne dirais jamais de mal de la performance », dit-il par exemple dans un débat où il venait de marquer sa différence avec la performance. Et c’était vrai. Quelle qu’aient été les oppositions, sa curiosité et son estime étaient réelles. En témoigne par exemple sa grande amitié avec Jean-Marie Gleize, et son attention aussi bien au travail de celui-ci qu’à ce qu’il défendait.
Rude, il ne l’était pas dans l’amitié. Bien au contraire. Ses amis ont connu de lui l’attention constante, la curiosité pour ce qu’ils faisaient, une tendresse toujours reconduite, par des gestes, des mots. Et cela, dans une vivacité intellectuelle, un désir constant de reprendre les questions, les projets, avec toujours des manuscrits en cours, dont il parlait volontiers. Avec aussi une joie très fréquente, un humour qu’il avait volontiers en privé, davantage que dans ses interventions publiques. Du passé, il parlait peu. Non qu’il eût refusé par principe d’en parler. Quand l’occasion se présentait, il évoquait volontiers des souvenirs, des amis ou des contemporains connus au fil du temps. Mais c’était toujours et encore le maintenant qui le requérait. Ce qui s’écrivait maintenant, ce qui allait s’organiser, l’urgence d’un débat à mener. « On continue » : telle était la formule avec laquelle il concluait si souvent un entretien ou un comité, en insistant sur la dernière syllabe d’une voix plus grave comme il le faisait parfois, pour signifier qu’il n’y avait pas là des mots en l’air, mais une détermination ferme et une invitation à la partager.
La poétique de Michel, dans ses divers moments, dans ce qu’elle dit, est encore et pour longtemps notre avenir. Il est à lire. Elle le sera, elle inspirera des œuvres et d’autres poétiques, voisines ou dissemblables. Des points seront critiqués. Par exemple pour certains une prise trop heideggerienne quant à la question écologique, qui faisait qu’il avait du mal à considérer que la science comme telle puisse nous dire quelque chose de ce qu’il y a à préserver, la rationalité scientifique en ce sens historial étant déjà elle-même la perte de la Terre. Mais, parmi tant d’autres choses, ce qui nous restera sera cette inlassable pensée du « comme », suivant laquelle la poésie est essentielle en ceci qu’elle retisse sans cesse et précise ce qu’est le monde, qui n’existe que dans ce « comme », dans un « avec » où il n’y a jamais d’être comme tel, mais toujours à refaire de l’être, provisoirement, localement, par la relation. Le monde n’est pas donné, il ne s’y trouve pas de présence, sinon dans la médiation de la langue et ce qu’elle invente de rapprochements, de jonctions ou de disjonctions, jamais dans une adéquation ou une fin qu’il serait vain de viser, toujours dans un travail à reprendre, celui-là même, actif, du « comme ». S’il n’y avait plus de poésie, il n’y aurait plus de monde, plus même de relation véritable à ce qui est. Il y a de la poésie. Michel Deguy y aura contribué de manière irremplaçable.