Robert Coover (1932-2024) par Nicole Caligaris

Les Célébrations

Robert Coover (1932-2024) par Nicole Caligaris

 

L'un des plus grands auteurs expérimentateurs littéraires, sensibles à la fois au récit et à la recherche formelle, l'Américain Robert Coover, est décédé en octobre dernier. Mascarade? (Open House, 2023), est son dernier roman, qui, paraît-il, n'avait trouvé preneur aux États Unis que chez un tout petit éditeur universitaire, et que les éditions Quidam ont le cœur de défendre aujourd'hui pour le public français qui ne connaît pas encore cette œuvre, à l'exception de quelques aficionados, des écrivains souvent, pour qui Coover est un parrain en libertés d'écriture, en vigueur critique de l'histoire américaine, et plus largement de l'époque, à commencer par son traducteur actuel, Stéphane Vanderhaeghe, dont le roman P.R.O.T.O.C.O.L, paru chez Quidam en 2021, est un ambitieux récit divisé, fluide et complexe comme l'est la composition de Mascarade.

J'ai un souvenir de Coover. Il avait été invité par l'universitaire Marc Chénetier, grand défenseur de cette littérature américaine de la recherche littéraire, au cours d'un colloque à la Sorbonne voilà une dizaine d'années, et nous avions passé une longue journée assis sur les bancs du vieil amphithéâtre, à écouter une succession d'intervenants lire, en anglais et à toute allure, des papiers trois fois trop volumineux pour le temps de parole imparti. Arrivé le tour du petit monsieur à lunettes placé à l'honneur au centre de la brochette, toute la salle, coccyx en ruines, est complètement stone. Oh là là fait Coover, ou quelque chose d'approchant en VO, je me demande comment vous pouvez tenir le coup. Tous ces gens ont besoin d'une pause, déclare Coover qui s'y connaît, lui-même enseignant en création littéraire à l'université de Brown : Everybody stand up !

Je garde en tête ce ton narquois, cette façon de rompre, de sortir du piège de la situation convenue, et surtout, cette invitation, Tout le monde debout !, à secouer la torpeur que les paroles à la chaîne produisent. C'est une clé de la littérature de Coover, paresseusement qualifié de "post-moderne" pour ne pas dire grand chose et surtout se débarrasser du cas, parce qu'il pratique cette complexité dont je trouve qu'elle est déjà par elle-même notre planche de salut, ces temps-ci, complexité qui consiste, pour Coover, à fonder ses narrations sur les récits communs figés par l'histoire, au premier rang desquels le mythe américain, qu'il visite et revisite sous toutes ses coutures à franges, l'exposant, le renversant, dévoilant sa face macabre d'un geste sans pardon, burlesque, dont on savourera particulièrement l'adresse dans l'extraordinaire Bûcher de Times Square (The Public Burning, 1977) et tout récemment dans Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l'ouest (Huck out West, 2017), superbement traduit par Stéphane Vanderhaeghe chez Jacqueline Chambon en 2024, farce virtuose et carnassière dont le titre français donne une idée précise du principe, à partir de Mark Twain, de révision croquignolesque, à moins que ce ne soit guignolesque, des héros et de l'épopée fondatrice de la fierté great-américaine. Avec, pour le lecteur de ce début 2025, la stupéfiante hallucination de croire reconnaître, dans des textes écrits voilà près de dix, près de cinquante ans, sous le portrait de l'Oncle Sam en super-héros grotesque et terrifiant, un certain personnage actuel dont les journalistes et experts n'arrivent plus à suivre les épouvantables proutreries.

Excellente entrée dans l'œuvre de Coover, Mascarade en réunit tous les traits, avec une accentuation particulière de l'absurde. Des gens débarquent, et le lecteur avec eux, au milieu d'une fête, dans un penthouse au sommet d'une tour dont tous les étages sont plongés dans le noir, sans trop se rappeler par quel biais ils ont été invités ni par qui. Voilà la situation, la scène de ce roman du vertige, où le point de vue tourne de personnage en personnage, le "je" du narrateur changeant de corps au beau milieu d'une phrase, comme la parole dans ces parties mondaines. Et sans bien comprendre ce qui se joue, de quoi il s'agit, multipliant les interprétations, les récits, de la même façon que l'écrivain, dont ce roman est une forme d'autoportrait à facettes, chacun tâche de tirer profit de quelque chose ou de quelqu'un, poursuivant ses petites minables affaires humaines qui n'ont plus aucune signification, n'ont jamais eu la moindre signification, dans un bruissement d'histoires dont le sens tourne sur lui-même.

Impressionnante variation sur la composition du tout dernier roman d'Herman Melville, Le Grand Escroc/The Confidence Man, His Masquerade, 1857, d'une modernité saisissante, dont l'insuccès a définitivement dégoûté Melville, Mascarade porte en exergue la référence à Melville, et peut-être davantage. Étrange référence aux abeilles, cette citation, il faut attendre la page 106 de l'édition Quidam, le motif de l'intelligence en essaim, intelligence collective sans conscience, pour saisir le subtil indice de toute l'entreprise critique de la littérature de Coover.