BLESSURES par Sylvie Bauer
Pour Marcelle
Il a suffi d’une phrase écrite par un ami, vue par-dessus l’épaule du lecteur. Une phrase où il était question de rapport du corps à l’écriture, des « traces mal cicatrisées qui se ravivent à l’écrit », d’anamnèse. Quelques mots qui ont déclenché l’envie d’écrire. Ecrire quelque chose qui a déjà été écrit, maintes fois commencé, interrompu, abandonné.
Tout est là, dans ce mot, « anamnèse ». A lui seul, il incarne cette constante recherche. Obsédante. Recherche des origines, des souvenirs enfouis, des émotions, des causes d’un mal. Une recherche qui a décidé d’un métier. Aider les autres à chercher, à creuser, à élucider, à comprendre. Ces métiers, tous passionnants pour ceux qui cherchent. Archéologue, les mains dans la terre ou à l’écoute des mots prononcés par les hommes, de leurs silences et de leurs cris.
Ces traces du passé, on les exhume, on les regarde, on les examine, puis, au moment de les répertorier, de les classer, de les conserver, on renonce, ensevelis de nouveau, on les recouvre de sable. Comme si c’était un sacrilège, comme si l’on avait peur qu’avec la lumière elles se détériorent, comme si c’était trop douloureux.
Mais on revient sans cesse sur les lieux. De nouveau, on creuse, on cherche, on trouve. Un jour vient où l’on a le courage de dresser la liste des restes épars, de les rassembler, de reconstituer ce qui était une vie.
Il peut être dangereux de chercher. D’écrire le résultat de ses recherches. On peut se tromper, commettre des erreurs. Pourtant, on voudrait être honnête.
Dans cette forêt, par où commencer, quel chemin suivre, quelle clairière où se reposer ?
Parler d’elle, d’abord. Nous l’appellerons M. Parce qu’après elle, il n’était plus question d’avoir mal, de le dire, de l’écrire. Un jour, un ami a lu dans mon marc de café qu’une personne nommée M me sauverait. Ce fut une révélation. Je prenais immédiatement conscience que M, son souvenir, sa mémoire, avaient agi tout au long de ma vie. Comprendre c’est ne plus subir.
On peut décrire ou imaginer un personnage. On peut raconter une vie. On peut aussi dresser une liste de repères chronologiques. Ils sauront dire l’essentiel. Inutile d’enrober la vérité.
M avait 18 ans quand elle a rencontré Emmanuel. Si jeunes tous les deux. Elle était vendeuse. C’était la guerre et il était soldat. Il a obtenu une permission pour se marier. 6 jours. En 1918. C’était au mois de mai, avec un simple bouquet de fleurs des champs. Puis, dans la neige et le froid de décembre, il est mort loin, si loin, près d’une frontière hostile. Il venait d’avoir 22 ans. M a dû traverser son pays pour reconnaître le corps de celui qu’elle aimait. Si jeune dans les trains. Tant de monde, de jeunes gens hagards, de femmes endeuillées.
M avait 20 ans. Seule et sans ressources. Le frère aîné d’Emmanuel n’a pas voulu l’abandonner. Il était parti à Paris pour gagner sa vie. Il est revenu. Pendant 20 ans, ils ont travaillé ensemble. Si proches. Une autre guerre a brisé le calme retrouvé. Une autre honte. Un autre massacre. L’abomination suprême de la délation a fait son œuvre. Dénoncés, arrêtés, emprisonnés, déportés. Des trains, encore des trains. Des trains qui mènent vers ces terres froides, loin, si loin. Là-bas où l’on ne vous appelle plus par votre nom. Là-bas où vous n’êtes plus rien pour personne. M ne reverra jamais Joseph. Elle reviendra seule.
M n’a jamais exprimé une plainte. Comme d’autres, elle n’a simplement rien dit. Elle aimait tant la vie. Elle l’aimait d’autant plus qu’elle avait connu, éprouvé dans sa chair, dans son âme, la douleur, la souffrance, le dégoût, la faim, le froid, la nudité, la mort, les coups, l’humiliation, l’épuisement, le désespoir. Mais elle avait gardé cette force, la force de vivre, malgré tout.
D’autres malheurs ont jalonné le reste de sa vie mais M a résisté jusqu’à la fin.
La main tremble, le rythme du cœur s’affole. Le souffle est court. La vue troublée. Pourtant, les touches du clavier dessinent des lettres qui se suivent.