Édouard Glissant ou la générosité du conteur par Geneviève Chovrelat-Péchoux

Les Célébrations

Édouard Glissant ou la générosité du conteur par Geneviève Chovrelat-Péchoux

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Qu'est-ce donc que le langage ? Ce cri que j'ai élu ? Non pas seulement le cri, mais l'absence qui au cri palpite.
L'intention poétique





Le poète Édouard Glissant est mort ce matin à Paris, il avait quatre-vingt-deux ans. La nouvelle claque. J'ai levé la tête, regardé bêtement la radio qui abordait déjà un autre sujet. Irruption de la mémoire, entremêlement des images. Est-ce si loin Meknes ? l'ENS ? la jeunesse ? était-ce il y a un quart de siècle ce séminaire poésie glissé dans l'oubli hormis Édouard et ses histoires ?
Nous sommes serrés autour de la table ronde dans l'unique pièce chauffée de la maison. Pour le dessert, anones aux écailles tilleul, joie légère d'une saveur insulaire retrouvée. Nous cherchons les autres noms du fruit, cœur de bœuf, pomme cannelle, corossol aux Antilles... Edouard nous raconte un peu de son enfance lamentine. Il servait la messe. Si le curé désignait un gosse de riches, il l'attendait derrière l'église et savait le dissuader. Avec la croix d'Édouard, laquelle rapportait plus qu'un bénitier porté lors des enterrements, se confond celle de mon père, servant de messe bravant le couvre-feu pendant la guerre, temps de misère. Lui préférait les mariages car les paroissiens s'y montraient plus généreux. Du Lamentin (Martinique) à Valdoie (Territoire non pas d'Outre-Mer mais de Belfort) je voyais filer le rhizome des enfants de chœur batailleurs dans une lutte des classes commencée en culotte courte.
Chez Soumia et Noureddine, devant une pastilla extravagante à cinq mamelons dorés, tout droit sortie du four du boulanger, nous échangeons nos souvenirs d'avions frissons. Édouard nous embarque à Alger pendant « les événements ». Il nous narre avec force détails comment Ben Bellah a fait trouver dans l'aéroport désert un avion fatigué et un pilote tout frais émoulu pour une mission urgente au Maroc. Pire souvenir, grand rire : il me semble aujourd'hui encore sentir les gouttes de sueur dégouliner sur la figure de ce pilote si peu pressé de décoller. Au cœur de la nuit rythmée par ce conteur né, nous étions des enfants émerveillés.
Pour son dernier jour à Meknes, Édouard tient à remercier les jeunes professeurs avec qui il a partagé le pain quotidien : il nous invite au restaurant. Au dessert, il demande des anones, le serveur acquiesce et lui apporte sur une assiette... un yaourt. Surpris, il s'informe, le jeune homme certifie qu'il s'agit bien d'anone. Édouard sourit à la paronymie entée dans la marque et, sans sourciller, avale le yaourt au regret d'anones. Tact, générosité, élégance, souci de l'autre, un grand monsieur, aurait dit mon père. Yeux bleus, yeux noirs, leurs sourires se mêlent pour moi en une bonté forgée au sel de l'enfance.
Quelques jours plus tard, j'ai reçu une carte postale de New York. Édouard nous remerciait encore. Oserai-je l'avouer ? Ce fut ma première lecture d'Édouard Glissant. Il était grand temps de le lire !
Le commentaire de sitaudis.fr Édouard Glissant est mort à Paris, le 3 février.