Philippe Jaccottet 1925 - 2021 par Fabien Vasseur

Les Célébrations

Philippe Jaccottet 1925 - 2021 par Fabien Vasseur

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Avec Philippe Jaccottet, mort à Grignan le 24 février dernier, à 95 ans, disparaît le plus grand poète vivant de langue française (il était resté citoyen suisse) et l'un des derniers monstres sacrés du XXe siècle.

Bien qu'on le sût très âgé et de santé déclinante, cette nouvelle a constitué un choc pour le monde de la poésie, qui s'est senti trembler sur ses bases ; sans doute parce que l'œuvre de ce « vieux Chinois » de Jaccottet, comme il s'était dépeint lui-même, avait fini par ressembler à un moderne, à un ultime chant de la terre.

Philippe Jaccottet a donc rejoint « l'unique espace infranchissable » (Leçons). On sait que la mort le hantait plus que tout, elle qui rythme son œuvre comme une basse obstinée, depuis le Requiem de ses débuts, en hommage aux jeunes maquisards du Vercors, jusqu'à l'exorcisme halluciné des Notes du ravin, peuplées de ses amis mourants, en passant par des recueils de deuil qui sont de véritables aventures. Celui qui, dans sa jeunesse, se disait déjà « plus vieux » d'un mot à l'autre, aura tenté d'apprivoiser la mort, en faisant d'elle une source paradoxale : « En moi, par ma bouche, n'a jamais parlé que la mort. Toute poésie est la voix donnée à la mort 1. » Cette négativité aura donné à son œuvre une gravité philosophique qu'on ne retrouve pas toujours chez les poètes lyriques ou néo-lyriques de son époque, souvent pressés de réenchanter le monde à peu de frais.

Pour autant, Jaccottet incarne un lyrisme total, sans concession, à la fois personnel et métaphysique. Y sont rétablis les droits du sujet mais aussi la transcendance du sens – appelons-la avec lui « l'insaisissable » ou le « secret du monde » – qui s'offre comme un souverain mystère, à déchiffrer dans les choses ou les mots. Toute sa vie, Jaccottet aura traqué ces « signes » qui s'enlèvent sur fond de finitude universelle, mais semblent arracher une parcelle d'éternité : signes qu'on ne saurait réduire aux plus privilégiés d'entre eux – les jeux de la lumière, l'eau jaillissante, les messages des fleurs ou des oiseaux –, car ce « Serviteur du Visible » avait compris que rien ne pouvait être exclu de l'expérience poétique : pour « une tête encore vivante », « il [fallait] que tout y passe, les couleurs de la foudre, la douceur de l'amour, la légèreté et la chute 2 ». Jaccottet, à la suite de Hölderlin, de Rilke ou de Gustave Roud, savait qu'il poursuivait une beauté blessée, dans un espace menacé : « Tel est le monde. / Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez / pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre 3 ». Réenchanter le monde ? non ; mais le racheter, le sauver, oui, sans doute.

Cette ambition métaphysique ne doit pas faire oublier la force autonome d'une écriture constamment inventive. Un parti pris de classicisme dans le style, qui fit merveille chez le grand traducteur que l'on sait, permit au poète une paradoxale synthèse des formes d'écriture, si bien qu'aucun de ses livres ne ressemble à un autre. L'importance du massif critique, faute d'une édition intégrale, attend encore d'être pleinement reconnue. Et sa postérité ? Jaccottet n'était pas homme à s'entourer de disciples, et il n'a pas plus applaudi au « retour des pompiers », comme disait Jean-Michel Espitallier, qu'il ne s'est frotté à l'abstraction ou au débraillé pop des nouvelles générations, qu'il ignorait poliment, non sans avoir jadis réglé son compte aux « grenouilles » d'une certaine avant-garde « coassant dans la mare littéraire » (« Comment parlent les poètes », 1969 4).

Au fond, Philippe Jaccottet, bien que partout fêté et même surétudié, reste mal connu. La nécrologie médiatique de ces derniers mois ne nous a pas épargné les clichés : l'effacement, l'ermite de Grignan, le poète pléiadisé... On aurait mieux fait d'interroger la conscience prophétique du poète « en temps de détresse » : nul engagement superflu, mais un regard acéré sur le siècle. Il aura dit (souvent) sa responsabilité d'écrivain devant les choses (et « devant les victimes », eût dit Deleuze), comparant sa longue vie protégée à une « buée », « une fumée » au pied des « montagnes » de l'Histoire, et le poète à un « dérisoire survivant 5 ». L'allégorie était chez lui l'expression même du politique.

On peut voir en lui le premier grand poète de l'ère nucléaire. Nul n'aura mieux, ni plus tôt, saisi la menace atomique, l'horizon d'une destruction totale, l'inscrivant au cœur de son œuvre dès 1950, en deux vers admirables : « Les lilas une fois de plus se sont ouverts / (mais ce n'est plus une assurance pour personne) 6 »... On lui doit de terrifiants cauchemars d'apocalypse. Une phrase, tirée d'un billet de 1956, résume l'esprit de sa mission : « Ouvrir un livre de poésie, c'est vouloir s'éclairer avec une bougie en pleine déflagration de bombe à hydrogène 7. » Est-ce à lui que pensait Jean-Louis Giovannoni, pour s'en moquer, dans Le Poétodrome des vers (1997) : « La position modeste – soi-disant – de “s'éclairer à la bougie” dans une période où le lumignon de la poésie vacillerait, relève d'une grande aptitude à la mégalomanie. [...] “Un lumignon tient éveillé le monde” ? Rien que ça 8 ! »

Une telle antithèse illustre la logique, omniprésente chez Jaccottet, du combat inégal, où le plus faible opposé au plus fort semble pouvoir lui résister, et parfois l'emporter à la faveur d'un retournement paradoxal. Logique subtilement infaillible, héritée du qui-perd-gagne romantique, et qui peut vite tomber dans la caricature. Mais Jaccottet revenait sans cesse à cette figure, pour en prévenir les oscillations trop mécaniques, et souligner combien s'aggravait la distance entre les deux pôles, jusque dans son discours du prix Schiller, en 2010, où les forces de négation lui paraissaient désormais tellement écrasantes « qu'il devenait difficile de trouver encore une mesure commune 9 » ; si bien qu'à la fin de sa vie, ce combat se déchaîne – et ce n'est plus seulement un combat contre la mort, la douleur, ou même l'horreur – mais un combat contre le mal.

Philippe Jaccottet est mort une semaine avant la parution, entre trois livres désormais posthumes, de cet ultime chef-d'œuvre qu'est La Clarté Notre-Dame (Gallimard). Inspiré d'une promenade dans la grisaille d'un jour de mars 2012 où tinte la cloche des vêpres, très pure et cristalline, du discret monastère de Taulignan (dont le nom lui donne son titre), ce livre étrange aura mûri pendant neuf ans. Pour tous les jacottéens, ce testament spirituel est une surprise ; une réplique du séisme évoqué plus haut10. Le combat inégal y est transfiguré de la façon la plus terrible : au son de la cloche, un de ces « signes » qui « aident le ciel », s'oppose bientôt comme un obstacle infernal une évocation atroce de la guerre civile syrienne, le souvenir, chez un journaliste libéré des geôles militaires, des cris de torture et d'agonie de ceux qui n'en sortiront pas. Quelques entrées d'un ultime journal développent les assauts du désespoir, menacé de déboucher sur « un blanc immense » ou « un silence de mort »... Mais la petite cloche, comme « une sorte d'appel, ou de rappel », aura fait revenir – comme il arrive dans l'œuvre à quelques moments clés – l'intercession du divin, et la figure du Crucifié qui seul semble pouvoir à cet instant relever les victimes, forcer une fois pour toutes le fatalisme de l'oscillation, et triompher du mal. Dans le « Post-scriptum », en une sorte de saut de la foi, Jaccottet fait sienne la prière de Hölderlin au Christ – « Donne-nous une eau innocente, / Oh donne-nous des ailes » (Patmos), et semble rejoindre par l'entremise de son poète d'élection la médiation du Sauveur : « Comme, maintenant, si tard dans ma vie, cela me devenait clair et profond ! »

« Parier pour la bougie... » avait-il écrit. Non pas un simple « lumignon », donc, mais la sainte, la joyeuse lumière d'une espérance qui l'a rejoint dans ses derniers instants.

 


1 La Semaison. Carnets 1954-1979, Gallimard, 1984, p. 29.
2 La Promenade sous les arbres (1957), La Bibliothèque des Arts, 1988, 1996, p. 140.
3 « Le travail du poète », L'Ignorant. Poèmes 1952-1956, Gallimard, 1957, p. 38.
4 Article reproduit dans Jean Pierre Vidal, Philippe Jaccottet. Pages retrouvées. Inédits. Entretiens, Dossier critique. Bibliographie, Payot Lausanne, 1989, p. 85-87.
5 Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994, p. 95.

6 « La semaison. Notes pour des poèmes », L'Effraie et autres poésies (1953), Gallimard, 1981, p. 53.

7 Tout n'est pas dit. Billets pour la Béroche 1956-1964, Le temps qu'il fait, 1994, p. 20.

8 Jean-Louis Giovannoni, Traité de la toile cirée, Didier Devillez Éditeur, Deyrolle, 1998, p. 103.
9 Le Combat inégal. Grand Prix Schiller 2010, Genève, La Dogana, 2010, p. 69.
10 Anecdote personnelle : tandis que je mettais, en juin 2020, la dernière main à la petite monographie du Savoir suisse  (Fabien Vasseur, Philippe Jaccottet. Le combat invisible, Lausanne, PPUR, 2020, coll. « Savoir suisse ») que m'avait confiée José-Flore Tappy, Philippe Jaccottet remettait à celle-ci le dossier complet de ce dernier ouvrage, à charge pour elle d'en établir le texte !