Contre un Boileau, un art poétique de Philippe Beck
EXTRAIT publié, en avant-première et avant présentation du livre, avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
Pour aider la théorie intimée et exposée, on peut imaginer alors qu’il y a deux Boileau. Il ne s’agit pas seulement d’histoire littéraire[1] ; il s’agit de l’histoire d’une intention de poésie en quelqu’un, et d’une sortie relative. C’est l’histoire du commencement de la théorie. Un Boileau met en avant la signification du poème qui dit la loi du poème : il pousse le poème didactique à sa limite, qui est sans le dire un adieu à l’art[2]. Ce Boileau rentre la prose principale (« le langage ») au point de régner en poète syntaxier dur, chaque « mot mis en sa place ». Il efface les moments graciés en produisant de la signification, et la signification de la signification. Le Chant premier de l’Art poétique (1674) montre que c’est concerté :
J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
Les quatre derniers vers, didactiques à l’extrême (sans trop peser ici, et en marquant les esprits ou « imprimant »), effacent en effet les quatre précédents, graciés et condamnés à l’oubli pratique. (La postérité du poncif se risque et se calcule.) L’oubli du ruisseau permet la prose en poème et la prose quant au poème. Dans sa « philosophie du vers », Jean Royère voit un autre Boileau sous le doctrinaire. Il y a un rythmisme de la raison, que dévoile le poète de « la poésie de la poésie » : « Boileau n’est pas le plus grand poète de son siècle, mais il est le premier, en France, qui ait fait la poésie de la poésie. Il fut créateur de pensée en art. » Royère n’entend pas « le relever du grief de didactisme », mais il veut « montrer comment son didactisme est poétique ».
(...)
Les conditions du jansénisme expérimental[3]sont cherchées, à l’épreuve des « deux musiques de la prose ». La Fontaine est un modèle futur pour le poème, un expérimental de l’exacte hésitation prolongée entre le son et le sens dans un corps lecteur. L’imagination a sa rigueur. Jansénisme expérimental désigne un paradoxe vivant dans la rigueur de Nicole, le père théorique du Boileau Doctrinaire : un oxymore dans la tension physique ou l’expression de l’idée par le signe. Une contrariété anime un Boileau appelé à faire la doctrine deux où s’uniront le formalisme (l’idée de la Formation Séparée et Exprimée) et l’intellectualisme (l’Idée Sortante ou Exprimante, Séparante, est séparée de la Forme Exprimée). Nicole, en disant l’attachement du langage au corps, libère les raisons et les images de la pensée dans l’expérience du poème (la vie des formes essayées) : le corps paradoxal tend l’oreille sévère de Boileau. Le langage s’adresse au corps tendu (au soi dehors). L’oreille adresse ses raisons dans la langue. D’où le “discours en vers libre”, poème dianoétique si on veut, rigueur d’un corps pensant et ployé, le cœur battant d’une pensée dans un corps, auprès de quelqu’un. La rigueur d’un poète est une exactitude inquiète et cordée, qui s’expérimente dans le temps de la chercherie, la durée de la formulation.
[1] Il y a plusieurs Boileau. Ils se résument ici à deux êtres en tension : le Boileau Intellectuel-Formel accommode le Boileau Expérimental, qui invoque le nouveau dans la langue, et compose avec le Boileau du sublime familier étendu à la satire et à la défense de l’équivoque. À moins que le Boileau Moderne (expérimental) n’affecte d’abord l’Intellectuel-Formel ou le Poète Mécanique et intentionnel.
[2] On pourrait distinguer trois Boileau : un orphique ou dogmatique, un formaliste ou artisanal, un critique-lyrique, et le doctrinaire ne serait pas seulement l’orphique, qui accorde tout à la puissance du poème. La mise en avant de la signification peut affecter la dureté formiste ou mécanique, si elle fait jouer dans le poème didactique la vertu rythmique-mélodique, ou racinienne – on l’appellera le principe du ruisseau, qui est en silence égal au principe de la Fontaine.
[3] Jansénisme expérimental est une alliance de mots. Je ne fais pas de La Fontaine un janséniste historique. Mais La Fontaine est un paradoxe. Après les cabarets de la montagne Sainte-Geneviève et des dizaines de Contes licencieux, il entre à l’Oratoire en 1641 ; il y reçoit la robe et le petit collet et, pendant un an et demi, commence une formation à la prêtrise auprès de Desmares, disciple de Saint-Cyran. D’après Le Verrier, l’expérience fut la suivante : “Desmares voulut m’enseigner la théologie ; ils ne le voulurent pas. Ils crurent qu’il ne pourrait me l’enseigner, ni moi que je pourrais l’apprendre. (...) Desmares s’amusait à lire son saint Augustin et moi mon Astrée.” Brienne rapporte que La Fontaine sortit de l’Oratoire “parce qu’il fit des vers sur la manière de prier de l’Oratoire. Il ne pouvait aller à l’oraison et il ne travaille que la nuit.” Malgré un lien durable avec les intellectuels de Port-Royal, la querelle avec les Jésuites laisse le fabuliste de marbre. La Fontaine écrit à la duchesse de Bouillon : “Le mal est que l’on veut ici/ De plus sévères moralistes :/ Anacréon s’y tait devant les Jansénistes.” Les Jansénistes sont les dévots d’apparat, qui refusent apparemment le monde. Mais La Fontaine pointe d’abord “ce qui fait oublier le reste du Monde” (que les fables n’oublient pas), i.e. les “Enchantements et Grâces de toutes sortes”, les “Ris et les Jeux”, les “galanteries rebattues” que critique la lettre à Saint-Évremond de la même année 1687, où les Grâces et les Muses sont renvoyées dos à dos : il faut trouver la forme libre, ouverte, sévère et juste, non moralisée, comme la fable-miniature. Anacréon n’est pas le nom de l’épicurisme facile ; le simple plaisir mondain, la mignardise sont rejetés. C’est le nom d’un plaisir inquiet de sa mobilité et de ses transitions pensives. Le fabuliste descend de Lucrèce et fait une lignée qui, à travers le classicisme repréparé, ira de Royère et Tortel à une descendance d’aujourd’hui. Dans sa Présentation du “Préclassicisme français”, Tortel refond la perspective : “Théophile se fie à sa seule nature.
Je pense que chacun aurait assez d’esprit
Suivant le libre train que Nature prescrit.
Un peu plus tard, en 1629, Saint-Amant déclare : “L”imagination, l’entendement et la mémoire n’ont point de nation affectée, et pourvu qu’on les veuille cultiver avec quelque soin, elles portent du fruit indifféremment en toutes sortes de climat.” Est-ce trop s’avancer que de voir en ces affirmations comme un signe avant-coureur de la voie dans laquelle la philosophie allait s’engager? Les poètes pré-cartésiens, formés par la morale naturaliste des Libertins ne furent-ils pas des précurseurs?”