Florence Jou, Xixi par Marion Honnoré
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On peut attendre la pluie qui refuse de venir en se matant un film de Kung-fu, être à la fois très loin et très proche de nous — c’est ce que nous dit Florence Jou.
Xixi est un texte très loin
très loin
car qui dans nos villes d’Europe attend la pluie avec une telle urgence ?
Qui sait que
« la sécheresse souffle avec telle force
que les hommes du village restent dos pliés
murmurant une même plainte de l’aube au crépuscule
abandonnés par le dieu de la fertilité
pour des mois de pousses mortes »
très loin
car qui sait dans nos villes d’Europe les hantises et les lois des esprits
qui sait que
« ma mère meurt au matin dans un accident de bus
quand mon père retourna la veille
le poisson dans son assiette »
qui sait qu’on n’imite pas impunément « la position du scorpion » ?
Xixi est un texte très proche
très proche
il nous dit notre manque, l’essentiel, ce que nous avons perdu à jamais dans les pixels de nos écrans
tout comme Xixi en Chine nous espérons la pluie et redoutons les crues
« c’est partout que les forêts sont devenues des décharges »
partout que
« la santé des dieux laisse à désirer
autant que nos rizières »
partout que
« le printemps n’a plus de voix
rouges-gorges
pélicans
ratons-laveurs
herbes folles
rivières
se sont tues »
Xixi nous dit l’illusion vaine, la guerre perdue et l’uniforme, le bruit des bottes comme si l’on pouvait encore faire quelques choses — aux grand maux les grands remèdes
« notre Nation qui est une grande Nation
se prépare à ouvrir tous les chakras de notre ciel »
« soldats de la guerre météorologique
vous devenez les nouveaux ensemenceurs de nos vies
gloire à notre Nation qui est une grande Nation »
Et pendant ce temps on interdit aux grands-mères d’enseigner le kung-fu, les chamanes ne sont plus entendues et on dissèque les grenouilles comme on fore dans la terre
« les grenouilles portent du iodure d'argent
même composé que les fusées
gratter l'ovaire
vous trouverez la couche d'argent »
Xixi raconte la même folie, celle dont on nous berce aussi, la promesse selon laquelle seule la technologie pourra sauver ce qu’elle détruit, ces projets délirants, ces ambitions absurdes – création de nuages, modifications artificielles des conditions météorologiques au prix de procédés plus polluants encore, et déjà c’est bien plus que plus que de la science-fiction.
« même si nous avons gorge sèche
nous chantons la pluie et la guerre
notre nouveau jouet dans les mains
un aéropluie
un aérosol factice avec bouton gris
nous le tendons vers le ciel
corps sur la pointe des pieds
nous visons les nuages
poumons gonflés dans le feu de l’air
nous chantons
un oiseau fait pipi sur nous
tout le monde applaudit »
Xixi raconte l’autorité, cet homme qui travaille au « bureau de l’honnêteté »
« Xixi
voici un œuf
je coupe d’un trait la pointe
puis le fond de l'œuf
au sommet ce sont les citoyens modèles
en bas ceux qui doivent être éduqués
je dessine ensuite un grand silo
certains citoyens sont en haut d'autres en bas
les étages sont différents
en fonction du nombre de points
des bons points des mauvais points
sont distribués »
L'homme du « bureau de l'honnêteté »
« il aime les dossiers
les listes »
il se métamorphose
« sa voix mue
déraille
des yeux poussent autour de lui
se transforment en un œil géant et immense
il prend tout l'espace de la pièce
un œil radieux avec une bouche
un œil qui éclabousse de tous ses mots
un œil en train de se frayer un chemin
jusqu'à mon cerveau »
mais quoi faire alors si l’on a plus droit au Kung-fu, aux chamanes et aux vieux esprits, quoi faire sinon
« se pencher très bas »
« dire merci merci merci
à l’Oeil »
essayer de se battre même si
« j'ignore si mes prises de kung-fu
suffiront à casser leurs machines
ma marraine m'a toujours répété
qu'il ne faut jamais se croire invincible
avec quoi
pourrions-nous bloquer leurs mains »
essayer de se battre
« être un ciseau d’acier qui avance avec force
pour enlever de la bonne écorce
marcheuse opiniâtre aux ailes de feu
si je tombe encore à cause d’arceaux de fougères
le faire avec la légèreté d’un bambou sec »
essayer de se battre car
« sur le superyacht
la fête est orgueil imbécile »
Xixi n’est pas un texte de plus sur l’écologie, le désastre, la catastrophe, la technologie omnisciente.
Xixi est comme un rêve où se côtoient les
« écailles fines et pointues dans les bouquets d’aiguilles »
et
« les cris des alarmes au loin ».
On peut s’interroger sur le choix des deux lignes du quatrième de couverture, qui annoncent
« l’histoire d’une jeune fille,
mi-Bruce Lee, mi-Greta Thumberg »,
Bruce-Lee, oui, pour Greta je ne sais pas, moi j’ai plutôt eu l’impression de lire un long poème,
un voyage à travers ce dont nous sommes tous désormais privés, certains diraient... une dystopie ? — à moins que ça n’ait commencé.