Florence Jou, Xixi par Marion Honnoré

Les Parutions

10 avr.
2025

Florence Jou, Xixi par Marion Honnoré

Florence Jou, Xixi

 

On peut attendre la pluie qui refuse de venir en se matant un film de Kung-fu, être à la fois très loin et très proche de nous — c’est ce que nous dit Florence Jou.

Xixi est un texte très loin

très loin

car qui dans nos villes d’Europe attend la pluie avec une telle urgence ?

Qui sait que

 

« la sécheresse souffle avec telle force

que les hommes du village restent dos pliés

murmurant une même plainte de l’aube au crépuscule

abandonnés par le dieu de la fertilité

pour des mois de pousses mortes »

 

très loin

car qui sait dans nos villes d’Europe les hantises et les lois des esprits

qui sait que

 

« ma mère meurt au matin dans un accident de bus

quand mon père retourna la veille

le poisson dans son assiette »

 

qui sait qu’on n’imite pas impunément « la position du scorpion » ?

 

Xixi est un texte très proche

très proche

il nous dit notre manque, l’essentiel, ce que nous avons perdu à jamais dans les pixels de nos écrans

tout comme Xixi en Chine nous espérons la pluie et redoutons les crues

 

« c’est partout que les forêts sont devenues des décharges »

 

partout que

 

« la santé des dieux laisse à désirer

autant que nos rizières »

 

partout que

 

« le printemps n’a plus de voix

rouges-gorges

pélicans

ratons-laveurs

herbes folles

rivières

se sont tues »

 

Xixi nous dit l’illusion vaine, la guerre perdue et l’uniforme, le bruit des bottes comme si l’on pouvait encore faire quelques choses ­— aux grand maux les grands remèdes

 

« notre Nation qui est une grande Nation

se prépare à ouvrir tous les chakras de notre ciel »

 

«  soldats de la guerre météorologique

vous devenez les nouveaux ensemenceurs de nos vies

gloire à notre Nation qui est une grande Nation »

 

Et pendant ce temps on interdit aux grands-mères d’enseigner le kung-fu, les chamanes ne sont plus entendues et on dissèque les grenouilles comme on fore dans la terre

 

« les grenouilles portent du iodure d'argent

même composé que les fusées

gratter l'ovaire

vous trouverez la couche d'argent »

 

Xixi raconte la même folie, celle dont on nous berce aussi, la promesse selon laquelle seule la technologie pourra sauver ce qu’elle détruit, ces projets délirants, ces ambitions absurdes – création de nuages, modifications artificielles des conditions météorologiques au prix de procédés plus polluants encore, et déjà c’est bien plus que plus que de la science-fiction.

 

« même si nous avons gorge sèche

nous chantons la pluie et la guerre

notre nouveau jouet dans les mains

un aéropluie

un aérosol factice avec bouton gris

nous le tendons vers le ciel

corps sur la pointe des pieds

nous visons les nuages

poumons gonflés dans le feu de l’air

nous chantons

un oiseau fait pipi sur nous

tout le monde applaudit »

 

Xixi raconte l’autorité, cet homme qui travaille au « bureau de l’honnêteté »

 

« Xixi

voici un œuf

je coupe d’un trait la pointe

puis le fond de l'œuf

au sommet ce sont les citoyens modèles

en bas ceux qui doivent être éduqués

 

je dessine ensuite un grand silo

certains citoyens sont en haut d'autres en bas

les étages sont différents

en fonction du nombre de points

des bons points des mauvais points

sont distribués »

 

L'homme du « bureau de l'honnêteté »

 

« il aime les dossiers

les listes »

 

il se métamorphose

 

« sa voix mue

déraille

des yeux poussent autour de lui

se transforment en un œil géant et immense

il prend tout l'espace de la pièce

un œil radieux avec une bouche

 

un œil qui éclabousse de tous ses mots

un œil en train de se frayer un chemin

jusqu'à mon cerveau »

 

mais quoi faire alors si l’on a plus droit au Kung-fu, aux chamanes et aux vieux esprits, quoi faire sinon

 

« se pencher très bas »

 

« dire merci merci merci

à l’Oeil »

 

essayer de se battre même si

 

« j'ignore si mes prises de kung-fu

suffiront à casser leurs machines

ma marraine m'a toujours répété

qu'il ne faut jamais se croire invincible

 

avec quoi

pourrions-nous bloquer leurs mains »

 

essayer de se battre

 

« être un ciseau d’acier qui avance avec force

pour enlever de la bonne écorce

marcheuse opiniâtre aux ailes de feu

si je tombe encore à cause d’arceaux de fougères

le faire avec la légèreté d’un bambou sec »

 

essayer de se battre car

 

« sur le superyacht

la fête est orgueil imbécile »

 

Xixi n’est pas un texte de plus sur l’écologie, le désastre, la catastrophe, la technologie omnisciente.

 

Xixi est comme un rêve où se côtoient les

« écailles fines et pointues dans les bouquets d’aiguilles »

et

« les cris des alarmes au loin ».

 

On peut s’interroger sur le choix des deux lignes du quatrième de couverture, qui annoncent

« l’histoire d’une jeune fille,

mi-Bruce Lee, mi-Greta Thumberg »,

Bruce-Lee, oui, pour Greta je ne sais pas, moi j’ai plutôt eu l’impression de lire un long poème,

un voyage à travers ce dont nous sommes tous désormais privés, certains diraient... une dystopie ? — à moins que ça n’ait commencé.

 

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