Jacquy Gil - À chaque instant sa clarté par Marc Wetzel

Les Parutions

12 avr.
2025

 Jacquy Gil - À chaque instant sa clarté par Marc Wetzel

 Jacquy Gil - À chaque instant sa clarté

 

 

 

   Que fait de lui-même un paysan poète, au jour de la retraite ? Il devient le poète paysan - qu'il était d'ailleurs déjà - sortant arpenter cette fois l'incultivable, et regardant (il fut astronome amateur toute sa vie) la terre, pour la première fois, avec l'entier désintéressement qui guidait son amour du ciel. Il descend dans l'atelier de choses dont il n'a plus à vivre, et nous découvre ainsi l'endroit du monde ! 

 

  Son préambule le dit, où il interpelle le promeneur prudent (et aguerri, 77 ans !) qu'il est aussi, et se conseille lui-même en ces termes : marche mieux, regarde plus profondément, pense les lieux, ne laisse plus le temps seul dévider ta vie. Et son petit livre (de courtes notations de fins de journées, dirait-on, où il se prend toujours d'abord à partie pour oser nous prendre utilement à témoin) est un petit miracle d'artisanat spirituel. Miracle parce qu'on sent bien que les moyens de comprendre qu'il met chaque jour en œuvre excèdent ceux de la veille, et qu'une grâce - qu'il cherche à mériter ! - hante son vœu, effectif, de se renouveler.  Et miracle aussi parce qu'il est comme un "influenceur" de la balade, de la pérégrination privée, du bon usage de soi dans les virées champêtres et forestières - un influenceur ... raisonnable, discret, blanchi, sagace, intègre et noble ! Son mantra : apprenez à vous servir de vous-même quand, à vos temps de loisir, vous oserez sortir de chez vous pour aller nulle part. Pas grand-chose n'est requis : un peu de campagne, du vent et des chemins, le regard clair dressé sur de bons souliers, le courage de faire taire l'imbécile mal grandi en nous, l'honnêteté de payer son écot au banquet (de plein air, et en constant mouvement) des surprises qui passent, et deux ou trois idées restées en tête depuis qu'on l'a lu. Les voici :

 

  D'abord, observer plus généreusement. Certes, le réel ne peut directement rien pour nous, et notre cadeau d'une vigilance appuyée ne l'atteint pas davantage en retour. Mais on peut toujours voir le monde depuis lui, considérer l'affaire qu'il est pour lui-même, prendre en compte ses propres soucis de subsistance, écouter ses doutes propres, remonter à lui depuis les seuls moyens dont il dispose. Racines par exemple, qui se dérobent à nous, ou rudoient nos orteils si elles émergent : c'est que "la terre est leur ciel" (p.56), voilà leur unique et vraie condition. Fleurs ? Qui se méfient de qui les admire comme de qui les broute, et surtout de qui les admire, promeneurs ballants, comme vaches ou moutons sans appétit, d'autant plus dangereux alors que les mains qui les cueillent se veulent (p.60) innocentes. Papillons ? Avec si peu de jours ouvrables pour sort, et harcelés de questions par nos regards, se sentant otages d'esthètes mélancoliques, d'amateurs désœuvrés de leur grâce, comment ne nous fuiraient-ils pas, quel intérêt pour eux (p.62) à centrer sur nous leurs virevoltes ? Autres formes de vie perçues, autres tactiques de survie acceptées : les oiseaux écrivent aussi, à leur façon, directement sur le ciel (p.44). Comme nous, sur le papier, ils écrivent et lisent en même temps ce qui leur vient. Mais nous, nous (re)lisons, à mesure, ce que nous écrivons. Eux, leur façon d'évoluer là-haut leur fait plutôt écrire ce qu'ils lisent inlassablement (de l'air et du sol) ; et, dans ce qu'ils y lisent, notre présence d'hommes est "détail" toujours, "repère" jamais - sauf, négativement, dans les lueurs de nos fusils.

 

 Ensuite, recentrer sur le réel la vie du réel. Ce n'est pas parce que le monde ne pense rien de nous que ce qu'il pense de lui-même est zéro. Prendre alors en compte son souci de soi, les conditions de travail de sa réussite, le prix pour lui de ses relances, nous fait saisir que c'est le présent du monde qui commande, non notre présence à lui, qui (p.23), elle, abêtit plutôt le présent en le domestiquant. User plutôt des reliefs, des lacunes, des silences mêmes du monde en maîtres des nôtres : profiter par exemple de son escarpement, des montées rencontrées en lui, pour dominer notre propre confusion et prendre ainsi sur soi une sorte d'altitude logique (p.18); lire dans les choses mêmes (comme on devine l'arbre dévoré de sécheresse à l'ombre, chaque jour un peu plus trouée, de sa frondaison !, p.46) ce qui leur manque, pour attendre mieux ce qui nous arrive :

"d'où ma confiance en un avenir qui, bien que me laissant perplexe, savait où me trouver et moi à quel moment je saurais l'atteindre" (p.13)

  Et reconquérir son être, en interprétant mieux, beau joueur, ce qui en nous se tait, ou travaille pour une parole qu'on ignore :

"S'il est quelque force inconnue qui manœuvre en moi, alors qu'elle se manifeste tout de suite, se révèle à mes pas, je lui dirai que j'accepte son emprise, lui avouerai l'ignorance que j'ai de moi-même, ma soif de savoir ce qui m'emmène" (p.11) 

 

   Enfin, se satisfaire plus justement. C'est vrai : le réel ne donne pas dans la connivence; son exubérance même ne s'adresse pas à nous. Nous extasier de lui ne lui rapporte rien. Il n'est pourtant pas difficile de se faire d'un paysage un ami : la joie de nous y sentir en paix lui fait mystérieusement quelque chose. L'indifférence nécessaire du réel à l'égard de ses propres constituants doit faire travailler les exceptions que nous clamons être à ... mériter son intérêt.  Comment ? En l'aidant à se révéler. Certes pas par le productivisme extractiviste ; mais en donnant réalité à ce qui était caché en nous (p.41), non pour nous, mais pour la réalité, pour élargir d'autant le monde - afin de l'aider à repartir de ce que, en nous, il ignorait jusqu'ici être. Et puis (p.32), si des nuages nocturnes cachent des pans entiers de ciel étoilé, penser que des mondes lointains continuent, eux, à s'y entre-apercevoir. Autre exemple : nos bâtiments en ruines, dès que la nuit est venue, ne font plus rêver personne ? Mais les ruines démultiplient le temps (p.30) au-delà de nous, pour les éléments mêmes : la nuit (ou ses étoiles) tombe autrement, peut-être, sur le passé, et descend s'en instruire (la nuit libère la lumière non-solaire, la stellaire : les étoiles (p.59) sont soleils heureux, dispensés d'éclairer comme de nourrir, libres de leur finissante lumière !) Et notre soleil, le jour venu, éclaire lui aussi autrement ce qui, ruiné au sol, n'a plus usage direct de lui ! Et surtout, un autre emploi, spirituel, est possible des éléments et événements décevants, ou disruptifs, de la nature : les brumes du-dehors (qui retardent utilement la lumière, ou renvoient quelque temps l'ardeur du soleil à elle-même) nous apprennent à jouer des nôtres, mentales, soucieuses et questionnantes (p.24) - et le "besoin irrépressible" de ces brumes, devant nous, "d'accrocher du mystère à leur épaisseur" (p.54) peut guider et nuancer notre propre imagination.

 

    On peut donc apprendre du mystère des choses, car, jamais oisives, elles travaillent obscurément et noblement à elles-mêmes. S'y exposer, c'est comme, étant soi-même infortuné, s'ouvrir au bonheur d'autrui - lui qui indique (p.35), par sa seule existence, à notre incapacité même à atteindre la vie, que d'autres façons d'y accéder sont réelles et y parviennent. La loyale aventure spirituelle et morale de cet auteur permet (et protège) ici une poésie humble et décisive, formidablement utile, et d'une réconfortante justesse !

 

"Et observant l'édifice, je me disais que chaque pierre l'ayant assis portait en elle une pensée et que, de quelque niveau qu'elle fût, celle-ci avait encouragé, soutenu sa mise en œuvre ; qu'elle avait donné à la main du bâtisseur quelque impulsion dont il n'avait pas pris alors toute la mesure.

Ainsi l'esprit ici occupait-il jusqu'au moindre recoin la matière, s'était abandonné à l'inerte, s'y était confiné pour qu'à l'avenir les regards puissent élever l'ouvrage comme l'avaient dressé en leur temps les gestes" (p.29) 

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