Alban Berg, Écrits et entretiens par René Noël

Les Parutions

7 avr.
2025

Alban Berg, Écrits et entretiens par René Noël

Alban Berg, Écrits et entretiens

À l'écoute de tout ce qui diffère

 

Plus de la moitié des écrits d'Alban Berg - un portrait réalisé par Arnold Schoenberg, Alban Berg, 1910, Museen der Stadt Wien, Autriche, fait la couverture de cette édition - étaient jusqu'à présent inédits en français, les autres textes du compositeur viennois édités auparavant par les éditions Christian Bourgois sont à cette occasion retraduits. La parution de ces textes, après celles des écrits d'Anton Webern en 2008, et ceux pour une grande partie d'entre eux inédits d'Arnold Schönberg, il y a quelques semaines, permet ainsi à tous les musiciens, chercheurs, amateurs, lecteurs... d'accéder aux archives d'une période charnière de l'histoire de la musique contemporaine en cours. L'association Contrechamps ayant opté pour un changement d'orientation de ses activités, Philippe Albèra précise que les éditions Contrechamps cessent. Ce volume d'écrits d'Alban Berg étant le dernier livre d'écrits de compositeurs publiés par lui et ses amis, cet évènement s'inscrit dès lors lui-même dans l'histoire de la réception et de la création de la musique occidentale passée et à venir.

 

Les œuvres respectives et singulières de ces trois compositeurs s'appuient sur une écoute des traditions musicales qui leur est commune, sans qu'aucun de ces trois musiciens prétende que sa propre sensibilité soit l'instrument d'un destin, mais qu'elle possède cependant la capacité de faire résonner, de faire vivre le matériau, les grandes innovations et les éclats créateurs des cycles antérieurs dispersés et pétrifiés dans les œuvres du répertoire et des folklores - ces derniers inspirant Gustav Malher, Béla Bartók et Alban Berg lui-même - sans les défigurer. Il n'est à leurs yeux pas de meilleure manière de citer les faits musicaux que de créer, les mémoires musicales sont ainsi parties prenantes des novations.

 

Ces écrits d'Alban Berg participent pleinement de l'esprit de la musique défendue par Schönberg et ses amis. Ils sont distribués dans ce livre en sept parties, plus les commentaires contextualisant chaque texte et éclairant ses singularités très précisément, regroupés en fin de volume. Les deux premières sections éclairent sa formation. Les écrits littéraires, l'écriture ayant été sa première option avant sa rencontre décisive avec Arnold Schönberg, commence dès son adolescence avec un poème épique lyrique, se poursuit par l'écriture d'un drame, et se conclut avec La Nuit, Berg dans ces écrits démêlant les liens réels, les affinités électives des hommes et des femmes au-delà des non-dits et des conventions familiales, sociales. Sa veine littéraire l'oriente vers le genre dramatique qu'il creuse par la suite, prenant appui sur les livres de Georg Büchner et de Frank Wedekind pour créer les livrets de Wozzeck et Lulu.

 

La profession de foi, Schönberg enseignant (1911), accompagne l'exécution d'un Concert des élèves d'Arnold Schönberget fait entendre, de l'intérieur, combien les compositions de Schönberg sont un seuil. À l'écoute de tout ce qui diffère, contredit, s'évade d'une harmonie qui motive et structure toutes compositions soumises à une organisation pyramidale du pouvoir immuable, un point de bascule s'établit. La musique rejoint histoire pour sa survie, atteint le matériau compact, le traverse et en extrait les éléments isolés, fixés et figés dans sa masse, puis les laisse vivre, composer des pièces originales.

 

La musique est la mesure de toutes actions, façons de penser, de se lier avec autrui, de la vie d'Alban Berg, matière de ses projets d'existence. Les Préludes au concert, sont une part importante de ses écrits où le langage musical, moins accessible comparé à ceux de l'écrit, de l'architecture, de la peinture, déformé par des projections sentimentales qui font écran à l'écoute des compositions, parle de lui-même. Les variations et les répétitions de notes y sont situées et analysées précisément. Le musicien attaché à la langue musicale, à la trame renouvelée des relations des notes, voit logiquement insister la part inexprimée du contenu de la musique.

Libérées des traductions psychologisantes qui égarent l'auditeur, les portées de notes sont polarisées par un hors-champ, la société, que ne nourrit pas un appel à une convergence, une correspondance des arts qui se liraient mutuellement aussi bien qu'Arnold Schönberg s'y emploie. La lecture quasi littérale des partitions fait paradoxalement ressortir aux yeux du lecteur, de l'amateur de musique et de l'auteur de ces textes lui-même, ce qui manque à ces analyses pour disposer au mieux l'auditeur à l'écoute, au concert.

 

Soit, et c'est là l'exigence d'Alban Berg et des compositeurs de la nouvelle école de Vienne, l'écoute contient l'histoire de la musique qu'interprète toute œuvre nouvelle que l'auditeur doit s'exercer à situer dans ses mémoires. Les interactions de la musique avec les évolutions de la société objectivées sont censées placer l'auditeur aux premières loges du désir du compositeur. Désir qui ne relève plus de la magie, du génie inexpliqué, d'une forme d'irrationalité, mais de la matière musicale elle-même. D'un langage à part entière qui récuse sa marginalisation.

 

L'acuité et la précision d'Alban Berg aussi bien que toute logique d'un langage nouveau, absorbe de fait la capacité d'écoute de ceux qui ajoutent l'art à leurs loisirs, à leur temps perdu, le public étant invité par Alban Berg à assister aux répétitions et à lire les partitions. Mais la musique entière, et non pas imitée d'une spécialisation des tâches de plus en plus poussée, n'appelle-t-elle pas nécessairement à une subversion des modes d'organisation de la société qui dépasse de beaucoup le seul domaine musical ?

 

Tant du point de vue de l'interprétation de l'histoire que dans ses écrits et interviews présentant ses propres compositions, la réponse d'Alban Berg tient dans la teneur de ses pièces musicales faites de musique atonale et tonale. Soit une façon originale de lier les durées, les intervalles, les évènements et les ellipses, sans à aucun moment perdre de vue le plaisir libérateur de la musique, visant aussi bien qu'Anton Webern à faire en sorte que des airs de musique dodécaphonique soient à l'avenir sifflotés dans les rues aussi bien que la musique tzigane accompagnant de nos jours encore les scènes de la vie quotidienne. Ses propres œuvres témoignent des progrès de l'écoute, puisque l'atonalité est largement répandue et citée en dehors des cercles de la musique informelle et spectrale.

 

 

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