Louis Zukofsky, 55 poèmes par René Noël
Faire le mur
55 poèmes, projet d'un livre en 1933 de Louis Zukofsky constitué de 55 poèmes chez The Objectivist Press, devient faute d'argent pour l'éditer huit ans plus tard, en 1941, 55 poèmes, soit le nombre d'exemplaires imprimés du Poème qui commence " La ", première publication du poète américain, souligne son traducteur Benoît Turquety - chercheur et historien des technologies du cinéma auteur de l'essai Danièle Huillet, Jean-Marie Straub : Objectivistes au cinéma où l'objectif de la caméra permet à Zukofsky et aux deux cinéastes, de voir la nature au premier plan, autonome, l'aire du dehors non plus objet inerte et asservie, mais en mouvement, regardant ce nouvel œil, la caméra ; quant à la réception de la musique de J. S. Bach, compagnon de vie du poète et des deux cinéastes, il y a sans doute matière à confronter des points de vue différents quant au choix des instruments de musique reconstitués de la part de Huillet et Straub dans Chronique d'Anna Magdalena Bach et des façons de dire et faire vivre l'histoire... - d'un poème repris dans ce second livre en ouverture.
L'image écrite par Zukofsky au plus près des sens, précise les contenus et les formes du modernisme et de l'imagisme, donne tout leur poids aux objets - aussi bien que d'autres mouvements mettent au premier plan les syllabes et les lettres - le son et les concepts, rapportés les uns aux autres, leurs échanges observés en gros plans, traversés par le désir du poète, créent une prosodie sans perdre leurs timbres, leurs frappes, intacts sur la page. La parole et l'écrit sont des organismes vivants au même titre que les végétaux et le monde naturel.
À ce premier poème, précédé d'un relevé des citations inclues dans les trois-cent trente vers, répond le dernier poème, " Mante ", une sextine et son interprétation qui lui succède. Le premier poème fait de noms, d'extraits d'œuvres dispersés dans l'histoire littéraire et reçus avec enthousiasme par le jeune Zukofsky qui découvre pour partie ces œuvres au théâtre yiddish, langue dans laquelle il entend les comédies et les tragédies de Shakespeare, toutes mémoires qui vont au-devant d'une langue neuve en devenir. Le second poème propose une analyse des conditions d'élaboration d'un objet de cette poésie singulière, les coulisses, la fabrication de cette sextine, sa logique matérielle et abstraite, la pensée du poète concrète et tangible aussi bien qu'une partition filmée, deviennent des parts essentielles du poème.
Une doxographie de l'âme, tout ce qui échappe à la logique arpentée, incarnée, informée, soit un matérialisme conséquent déchiffrant les temps modernes à l'aune du passé et de l'histoire nourrie des expériences du présent, émerge, décantée. Les 29 POÈMES et les 29 CHANTS vivent entre ces deux poèmes et formulent une perspective inédite née de ces dialogues du passé et du présent subvertis.
Une grande variété de formes, un herbier d'écrits, caractérise ce livre " Particulièrement, un écrivain de musique. " (p. 69). Énergie et mode de circulation, lieu où le langage parlé et l'écrit se dédoublent, s'unissent, s'accordent et se désaccordent, la musique se tenant aux avant-postes de variations, de créations d'intervalles, d'écarts, de durées propres à un poème, objet, figure de l'étendue en devenir, particules après particules, nombre après nombre, proche des expériences de Pierre Reverdy spontanées et pesées au trébuchet, un art du je et du nous qui métamorphose les mémoires sans s'y attarder.
Si Spinoza, le parler yiddish, les accents des rues, Bach et Beethoven, Marx sont déjà là, il y a plus encore qu'un projet poétique planifié, des écluses construites, des courtes-échelles, les mains de la parole et de l'écrit sur lesquelles la Beauté recluse, mise à la diète, s'appuie de tout son poids, pour faire le mur - comment ai-je pu prendre un tel retard ? se dit-elle à peine les yeux posés sur le champ des rues parallèles, perpendiculaires, les rivières de goudron et les docks de New York - pour traverser elle aussi le pont de Brooklyn, ainsi que l'inscrit dans A 14 Zukofsky, et se mêler à la chose publique, politique, très présente dans 55 poèmes, le premier poème de 29 POÈMES ayant pour titre Souvenir de V. I. Ulianov. (p. 23), ... N. Y. "À la porte du paradis" les alouettes : ont / Lu à ce jour la nième réversion, "re" Marx De l'image de l'esprit un hangar / Une grue rouge - sur les quais voisins ... (p. 72)
Millénaire de soleil - / Bêtes du champ, - / Embrassant la bête sur les deux oreilles - / O qui cueillera le géranium / Avec des sourires devant la tête de cet âne / Et l'attachera à son crâne / Pour égaler la grâce de l'âne ! Le crâne forme du soleil ne cache rien, toute idée derrière la tête exposée à la nuit et au jour (p. 31) L'O d'Objet, simple, a la forme du soleil, du cercle et de la sphère, une géométrie née des rayons, perpendiculaires, va du jaune au vert, des photons à l'herbe. Passant grands / Qui marchent sur le vert / Si légers qu'on ne les entend pas / Si jamais vus ; - Saule là-haut dans la brume de printemps, / Brindille verte et tombante ; - / Vent, éclair blanc / Dans les branches au-dessous de nous; Soleil; / Toutes amours s'érodant changeant, / Dans les hautes herbes (baiser) / Ne nous découvriront pas. (p. 30).