Péter Nádas, La mort seul à seul par René Noël
L'air manquait d'air
Une grappe de raisin en lieu et place d'un poirier sauvage photographié en différentes saisons d'une édition de ce livre il y a dix-neuf ans à L'esprit des péninsules par l'auteur lui-même, tient lieu ici de couverture et d'unique cliché. Fragments seuls sans l'attelle de l'image, la splendeur objective d'une catabase lente et irrésistible, celle qui conduit Péter Nádas vers l'infarctus et à une photographie d'une vision inédite de soi, Pour l'essentiel, ma relation aux autres était rompue, dont la cohérence est renouvelée par la non-intervention de la photo.
Harmonia Caelestis (2001) de Péter Estertházy et La mort seul à seul (2004) pourraient former un diptyque. Science des métamorphoses du monde concret, Harmonia Caelestis interprète et scrute la conscience et l'inconscient sans tabou et en profondeur. Au lieu du père détrôné, en un engendrement réjouissant, rabelaisien, ironique de soi-même toujours autre, humour oblique qui n'oublie ainsi pas la fragilité du lecteur livré à l'accélération inouïe des vitesses de transformation de la loi du père en hermafreudisme immunisé par le rire alentissant, expérimentation remisant toutes les lois de l'aveu au clou, ce qui n'est pas rien, répond le livre de Nádas, soit une stricte observation, au prisme de l'expérience du périr instantanée, des passages de témoin de l'éternité usée jusqu'à la corde au mourir qui modifie les lois de la naissance et de la mort. Au point d'éclairer depuis les ténèbres un moi sans corps, amplifiant l'enquête sur sa naissance et sa mort, notant une révolution des perspectives qui fait de de cette dernière imminente un objet de curiosité pour le patient aux prises avec cette lutte du commencement et de la fin inédite. Hors de moi, j'allais en joie.
Sonder autre chose que ces moments naïfs où le fond d'écran clignote, faiblit avant de retomber sur ses pieds, son nappage in extenso du réel, exercice de cirque qui voit le marché passer de mains en mains, les gouvernements et milices devenus groupes de maintenance passant d'une logique de deux blocs symétriques à un seul, soit toutes choses alignées et contiguës à l'exemple des figures d'Égypte serrées les unes contre les autres pour conjurer le sort ou doublées telles que Danièle Huillet et Jean-Marie Straub roulent et déroulent la parole filmée Trop tôt/Trop tard en tournant autour de la Bastille et tracent la route à la manière d'un brise-glace tout droit devant eux en Égypte. Péter Nádas ne cesse-t-il pas depuis ses souvenirs d'enfance, 1956, - son autobiographie est en cours de traduction écrit son traducteur, nouvelle des plus réjouissantes - d'opposer aux grandes simplifications, aux all-over, aux cercles et aux droites, des formes inusitées nées de dialogues incroyables entre l'esprit et les organes du corps ?
Sa mesure boit et taille dans la césure royale, ne se limite pas à des jeux de mots, à des hasards et proximités sonores académiques. Du cœur au chœur, Péter Nádas éprouve les lois des intervalles, sent que le possible et l'impossible cohabitent, proches, quelles que soient les œillères posées sur les yeux des humains et les mondes séparés où ils prospèrent à l'aise dans leurs infinis personnels respectifs. Je sais que je vais maintenant mourir. Ce qui ne me comble pas de joie, ni même de douleur. Ni d'aucun sentiment jusque-là connu. Mais je n'oublie pas pour autant. S'il faut en dire davantage, ajoutons surtout que l'humaine temporalité en vient à s'ouvrir, mais dans les deux sens à la fois, futur et passé.
Si la mort ne tient plus qu'à un fil, à une aorte, à une veine coronaire, quel passage par le cœur, il n'y en a qu'un, dissymétrie logée dans le corps aux prises avec toutes les symétries, répliques, préférer à tout autre ? L'anatomie, traité pratique de symétrie, de répétition par les organes, serait la voie la mieux adaptée à une logique de la séparation qui ne conçoit toute société humaine, le cœur, que sous la forme spécieuse de l'atomisation. La plongée vers le sommet, conquête des peintres abstraits, soit des dévers en haut du tableau peints à l'occasion par De Kooning en contre-plongées, surprend le moribond, C'était étrange, car mon angle de vision semblait un peu plus plongeant que ce que ma position couchée à même le grand damier du carrelage aurait dû permettre ... cette vision plus plongeante que la vision réelle correspondait au monde au-delà des concepts, réanimé in extremis.
Le corps de la mère accouchant s'observe du dedans, Sorti de l'utérus de ma mère, je basculai dans le canal de ma naissance. L'air manquait d'air, est le versant d'un volcan, soit la lente séparation du sujet et de la physique faite de doubles, proche des expériences décrites et dessinées par Franz Kafka et Bruno Schulz, dans l'état juste avant la mort, la mesure conventionnelle du temps s'abolit ou presque. Un connecteur central saute soudain, le disjoncteur lui-même., et l'autre versant, Au seuil de la mort, l'existence physique m'apparaît dans la structure même de ses tenants et aboutissants, me dis-je, car la perception a franchi les limites temporelles et nulle spatialité ne l'enchaîne plus. ... je revenais au cœur de la perception pure et simple, neutre en son regard, état qui débouche sur des sources négligées des liens des hommes et de la matière cosmique. Rêve libéré de l'ennui et de la routine, la base séminale, particules des organes, innerve plus qu'elle ne l'ordonne l'esprit qui ne se limite plus à ses imitations, mais agit en stratège et en créateur.